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lundi 25 avril 2016

Guignol et son théâtre.

Guignol et son théâtre.


Polichinelle et Guignol en regard.

Si Guignol n'est pas d'origine étrangère, c'est évidemment à la province que nous le devons. Il a détrôné le bossu grossier, vicieux et méchant, dont l'imperturbable cynisme enseignait à rire à toutes les mauvaises actions commises effrontément. On a cru voir dans cet infatigable donneur de coups de bâton le symbole personnifié de la justice sommaire du peuple qui se fait la vengeance de ceux que la loi ne protège pas efficacement, le redresseur de torts sans peur et sans frein, qui traduit en bastonnades dûment appliquées sur l'échine des puissants et des forts la rancune légitime des faibles opprimés. 
C'est selon nous, une singulière erreur. L'idée du Polichinelle justicier n'a pu naître que dans l'esprit d'un spectateur retardataire: arrivé seulement vers la fin de la pièce, il aura jugé le héros sur ses exploits au dénouement, où l'on voit le bouffon malfaiteur, qui frappe à tort et à travers sur tout le monde pour le seul plaisir de frapper, couronner son massacre en assommant le juge partial et le commissaire oppresseur.
C'est à de bien meilleurs titres que notre Guignol est en possession de la sympathie générale. Enfant du pauvre peuple ouvrier, il en a tous les bons instincts et toutes les mauvaises habitudes; mais chez lui, le bien et le mal sont en de telles doses que ses qualités naturelles lui font pardonner les vices de son éducation. Crédule parce qu'il est ignorant, confiant parce qu'il est de bonne foi, s'il se montre enclin à la gourmandise, c'est parce qu'il a souvent jeûné. Parfois emporté jusqu'à la violence, Guignol, du moins, n'est jamais meurtrier. il a ramassé le bâton de Polichinelle, mais lorsqu'il lui arrive de le laisser tomber sur les épaules d'un innocent, c'est toujours par erreur et à bonne intention: il se trompe d'adresse en voulant faire justice.
Ce serait à tort que Paris s'attribuerait l'honneur d'avoir lancé sur le chemin de la popularité la marionnette favorite de notre public enfantin. Le père Létien, qui, le premier, je crois, le fit connaître aux spectateurs parisiens vers 1806 ou 1807, n'avait pas encore ouvert sa loge de la cour des Miracles que depuis longtemps déjà le Lyonnais Laurent Mourguet, ou Mourguet 1er, promenait de Lyon à Grenoble et de Grenoble à Marseille ses drôlatiques têtes de bois, parmi lesquelles l'engouement du public plaça d'abord au premier rang la figure bonasse de Guignol.
Bien des années ont passé depuis cette époque, bien des noms que la renommée proclamait alors à grand bruit sont oubliés, tandis que celui de Guignol, continuant à se propager peu à peu, s'est répandu partout.
Arrêtons-nous à Lyon, d'où l'histoire affirme que Guignol est parti pour faire son tout du monde. (1)


La crèche de la rue noire.

Il ne s'agit pas ici de ces établissements publics où les ouvrières mères de famille, obligées d'aller loin de chez elles gagner le pain de chaque jour, trouvent, pour leurs tout petits enfants, un asile et des soins durant les heures de travail à l'atelier ou à la fabrique. Ces pieuses fondations de la charité moderne n'ont de commun que le nom avec les crèches dont nous voulons parler. Celles-ci remontent au temps où l'on commença à traduire en jeux scéniques certains épisodes des livres saints, et à les offrir en spectacle aux fidèles soit comme complément des solennités religieuses dans l'enceinte des églises et des monastères, soit comme moyen d'édification pour la foule sur les places des marchés et dans les lieux de réunion à jours fixes nommées assemblées et pardons. Le peuple, émerveillé du jeu des automates dans le tableau animé de la Nativité, donna, en souvenir de la glorieuse étable, le nom de crèches à toutes les baraques foraines où l'on représentait les mystères. Après six siècles et plus, ce nom leur est resté; car, même de nos jours, c'est ainsi que dans le midi de la France on désigne encore les théâtres de marionnettes.
Mais qu'est-ce qu'un théâtre de marionnettes?
A cette question, l'illustre écrivain qui a conquis et qui garde la première place parmi les romanciers contemporains répond ainsi:
" C'est un théâtre à deux operanti, soit quatre mains, c'est à dire quatre personnages en scène, ce qui permet un assez nombreux personnel de burattini (2). Le burattino , c'est la marionnette classique, primitive, et c'est la meilleure. cette représentation élémentaire de l'artiste comique n'est, je tiens à vous le prouver, ni une machine, ni une marotte, ni une poupée. C'est un être, d'autant plus un être que son corps n'existe pas. Le burittano n'a ni ressorts, ni ficelles, ni poulies; c'est une tête, rien de plus. Tenez, vous voyez cela; une petite figure de bois garnie de chiffons; une guenille, un copeau, qui vous semble à peine équarri? Mais voyez ma main s'introduire dans le petit sac de peau; voyez mon index s'enfoncer dans la tête creuse, mon pouce et mon doigt du milieu remplir cette paire de manche et diriger ces petites mains qui vous apparaissent courtes et informes, ni ouvertes, ni fermées, et cela à dessein, pour escamoter leur inertie. A présent, prenons la distance combinée sur la grandeur du petit être... Restez là et regardez... Voilà l'illusion produite. Mon burattino, souple, obéissant à tous les mouvements de mes doigts, va, vient, salue, tourne la tête, croise les bras, les élève au ciel, les agite en tous sens, soufflette, frappe la muraille avec joie ou avec désespoir... et vous croyez voir toutes ses émotions se peindre sur sa figure. Savez-vous d'où vient le prodige? Il vient de ce que le burattino n'est pas un automate; de ce qu'il obéit à mon caprice, à mon inspiration, à mon entrain, de ce que ses mouvements sont la conséquence des idées qui me viennent et des paroles que je lui prête; de ce qu'il est moi, enfin, et non pas une poupée."(3)





Cette esquisse, d'une mise en scène à qui la magie du style donne le mouvement et qu'elle fait visible, prouve la supériorité du burattino ou tête de bois sans corps sur la marionnette articulée. La ficelle qui va du pantin à la main qui le fait mouvoir rompt, ainsi qu'un isoloir, la communication entre l'opérateur et son public. Elle s'établit, au contraire, directe, et pour ainsi dire intime, grâce à ce quelque chose de vivant et d'humain qui se meut sous le costume du burattino. Le moteur intelligent a beau se dissimuler, l'imagination écarte les rideaux derrière lesquels l'opérateur se cache, et retrouve un homme en présence des hommes.
C'est à l'espèce particulière de marionnettes nommées burattini que Laurent Mourguet dut sa célébrité; son habilité à les faire agir, se fuir l'un l'autre, se chercher, s'embrasser ou se prendre aux cheveux, l'intarissable gaieté du dialogue dont il remplissait les canevas qu'inventait son esprit ingénieux, mirent en vogue sa crèche, située d'abord dans la vieille rue Noire. Suivant la tradition, c'est là que naquit Guignol; Mourguet 1er fut son père, mais non son parrain. Ce dernier, dont le nom est sans doute destiné à demeurer toujours inconnu, "voisin de Mourguet dans le quartier Saint-Paul et canut de la vieille roche, était devenu son confident, son Égérie. Il (Mourguet) ne lançait jamais une pochade sans en avoir fait l'essai sur ce censeur, et comme le compagnon était non-seulement un fin connaisseur, mais encore un esprit fécond en matières de facéties, Mourguet rapportait toujours de ces communications un bon conseil et quelque trait nouveau qui n'était pas le moins original de la pièce. Quand le vieux avait bien ri et qu'il donnait sa pleine approbation, il avait coutume de dire: C'EST GUIGNOLANT; ce qui, en son langage, dans lequel il était souvent créateur, signifiait: c'est très-drôle, c'est très-amusant. C'est à ce mot suprême que Mourguet reconnaissait son succès." (4) De ce mot vint le nom que le public lyonnais adopta, et que les descendants de Laurent Mourguet ont popularisé non-seulement en France, mais par delà les monts et les mers.
Plus heureux qu'un grand nombre d'inventeurs fameux, le célèbre marionnettiste s'est endormi, plein de jours dans la plénitude de sa gloire. Il avait atteint l'âge de quatre-vingt-dix-neuf ans quand il mourut, en 1844, à Vienne en Dauphiné. Ses petits-fils, en continuant après leurs pères à suivre la voie qu'il avait tracée, ont ravivé l'éclat de son nom. L'un, Jacques Mourguet, a naturalisé Guignol en Algérie, tandis qu'un autre Laurent, vaillamment secondé par son beau-père Vuillerme Dunand, le créateur de Gnafron, maintenant l'inséparable compère de Guignol, a relevé à Lyon le théâtre de marionnettes qui penchait vers la ruine. Le succès constant de ces deux spirituels et féconds operanti, Vuillerme Dunand et Louis Josserand, le fils de Rosalie Mourguet, a mérité à leurs chefs-d'oeuvre l'honneur d'être recueillis avec ceux de Mourguet 1er et d'être imprimés par le typographe lyonnais qui a élevé son nom à la hauteur de ceux des Estienne et des Didot.


(1) Le journal l'Illustration du 15 août 1863 (n° 1068) contient un article intitulé; Guignol à Java, par feu Alfred Delvau.
(2) Les anciens burattini sont les ancêtres des pupazzi modernes.
(3) George Sand, l'Homme de neige, t. 1er, p. 245-248, Hachette, éditeur, 1849.
(4) Introduction au Théâtre lyonnais de Guignol. 2 vol. in-8; Scheuring, éditeur; imprimerie de Louis Perrin; Lyon, 1865.

Le Magasin pittoresque, octobre 1870.

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