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samedi 30 avril 2016

La bienfaisance à Rome.

La bienfaisance à Rome.


Ce serait une grave erreur de croire que l'antiquité païenne n'a pas connu ou pratiqué la bienfaisance; on a pensé de tout temps "qu'elle est la vertu qui convient le mieux à la nature humaine" (Cicéron), et que le riche s'honore quand il fait quelque part aux autres de sa fortune.
Mais les motifs qui poussaient à être généreux n'ont pas été d'abord les mêmes qui chez nous inspirent la charité. A Rome, la bienfaisance fut regardé longtemps comme un devoir civique et politique. Dans cette société aristocratique, les honneurs semblaient appartenir de droit à la noblesse. Il paraissait tout simple que ce fut presque toujours le descendant d'une grande maison qui fut édile ou consul; mais on trouvait aussi qu'il était convenable que l'élu reconnut et payât de quelque façon les suffrages que la multitude lui donnait. Il lui fallait la nourrir et l'amuser, célébrer des jeux, construire des monuments, distribuer de l'argent ou des vivres. Il se devait à lui-même et à ses aïeux d'être magnifique, et le moindre soupçon de parcimonie l'aurait perdu sans retour aux yeux de ses égaux et de ses inférieurs.
Sa libéralité s'étendait souvent au peuple tout entier. M. Seius, pendant une grande disette, trouva le moyen de maintenir le prix du blé à un as le boisseau, ce qui lui fit grand honneur. Il était pourtant naturel que ceux qui vivaient plus près de ces grands personnages eussent une part plus abondante dans leurs largesses. C'était un devoir pour eux de ne laisser manquer de rien leurs affranchis et leurs clients: la maison d'un riche ne devait pas avoir de pauvres; l'aisance de ceux qui l'entouraient et formaient sa cour rendait témoignage à sa générosité, leur misère aurait fait honte à son avarice.
Un affranchi de M. Aurelius Cotta, qui vivait sous Auguste, nous dit, dans son inscription funèbre, que son patron lui a fait plusieurs fois des cadeaux de quatre cent mille sesterces (80.000 francs), qu'il la encouragé par ses prodigalités à se marier et à faire une famille, qu'il a protégé son fils et doté ses filles comme un père. Tels étaient alors les devoirs d'un grand seigneur; quand on les remplissait avec exactitude, on risquait beaucoup de se ruiner. C'est ce qui arriva précisément à Cotta et à beaucoup d'autres.
Vers la fin de la république, on commence à se faire d'autres idées, et cette bienfaisance fastueuse et aristocratique ne parait plus la meilleure. Cicéron, après avoir appelé des prodigues ceux qui s'épuisent à donner au peuple des festins et des spectacles, ajoute: "L'homme vraiment libéral use de sa fortune pour racheter les captifs, payer les dettes de ses amis, les aider à doter leurs filles, à amasser des biens ou à augmenter ceux qu'ils ont."
Sans doute, en agissant ainsi, le riche croit encore remplir un devoir de citoyen; "car, dit ailleurs Cicéron, racheter les captifs, enrichir les pauvres, c'est encore servir l'état."
Cependant, la préférence donnée à ces libéralités modestes et désintéressées sur celles qui s'adressent au peuple entier et qui ne sont que le salaire des honneurs qu'on a reçu indique que la bienfaisance s'inspire d'un sentiment nouveau. C'est la philosophie qui conseille "de payer la rançon des malheureux tombés aux mains des pirates, de défendre les orphelins et les veuves, d'ensevelir les étrangers et les pauvres." Elle enseigne que les hommes sont frères; qu'avant d'être membre de la même cité, ils sont habitants du même monde, qui est la cité universelle; elle est donc amené à imposer à tous de secourir ceux qui sont misérables, non-seulement comme citoyens, mais comme hommes. Dès lors, l'humanité se joint à la politique pour recommander d'être généreux. On croit sans doute encore que les gens qui nous touchent de près, qui nous sont unis par des liens de famille ou de clientèle, ont des droits particuliers à nos bienfaits. Virgile ne place dans les enfers que ceux "qui n'ont pas fait part de leur fortune à leurs proches." Cependant on commence à dire que la bienfaisance doit s'étendre plus loin. Les préceptes que donnent les sages ont un tour général, et ils semblent exiger que, dans les générosités qu'on veut faire, on embrasse même les indifférents et les inconnus. 
Horace, s'adressant à un prodigue, qui dépense sa fortune à de bons repas, lui dit: "Ne pourrais-tu pas en faire un meilleur usage? Pourquoi, tandis que tu es riche, reste-t-il des malheureux qui ne méritent pas de l'être?". Sénèque est plus explicite encore: "Nous secourons, dit-il, des gens qui viennent de débarquer dans nos ports, et qui doivent en repartir demain; nous fournissons une barque au naufragé pour qu'il s'en retourne chez lui. Il part, connaissant à peine le nom de son sauveur, sans espoir de le retrouver jamais; il ne peut, en passant, que confier sa reconnaissance aux dieux, et les prier de rendre en son nom le bienfait qu'il a reçu." En agissant ainsi, l'homme généreux ne cherche pas à se faire des protégés et des clients: il veut simplement remplir un devoir d'humanité: "Il donne comme un homme doit donner à un homme, ut homo homini."
Ces principes ne sont pas restés enfermés dans les livres des sages. C'est ce qu'on remarque surtout dans ce grand système de charité légale qu'on appelle "les institutions alimentaires", et qui fut l'oeuvre capitale de Nerva et de Trajan. Il consistait en des distributions de secours qui se faisaient tous les mois aux enfants des familles pauvres de Rome et de l'Italie. A Rome, l'institution nouvelle ne fit que s'ajouter à celles qui existaient déjà; le cadre était tracé depuis les Gracques, il y avait des précédents et des modèles, et l'on n'eut besoin de rien innover. Aux deux cent mille citoyens qui vivaient du blé de l'Etat, on se contenta d'adjoindre cinq mille enfants auxquels on accorda la même faveur. Ils étaient traités tout à fait comme les adultes; ils recevaient une tessera ou contre-marque sur laquelle on avait inscrit quel jour et à quel endroit du portique Minutia ils devaient se présenter pour qu'on leur donnât la mesure de blé qui leur revenait. 
Mais, dans l'Italie, qui n'avait pas eu part encore aux libéralités impériales, tout était à faire. Voici de quelle façon on s'y prit pour assurer la perpétuité de ces secours et les rendre profitables au plus grand nombre. C'était l'empereur qui faisait les premières dépenses; il accordait des sommes quelquefois considérables aux villes dans lesquelles il voulait établir l'institution alimentaire: celle de Veleia reçut de Trajan, en deux fois, 1.116.000 sesterces, c'est à dire plus de 200.000 francs. Par une combinaison ingénieuse, cet argent, dans chaque ville, était prêté à des intérêts très-modiques, aux principaux propriétaires du pays, et l'on prenait hypothèque sur leurs biens. C'était une façon de venir en aide à l'agriculture, en lui procurant les capitaux dont elle avait besoin.
Les intérêts servaient à "fournir des aliments" aux enfants pauvres. Les secours qu'on leur donnait étaient payés tantôt en nature et tantôt en argent. A Veleia, les garçons recevaient 16 sesterces (3 fr. 20 c.), et les filles 12 sesterces (2 fr. 50 c.) par mois. Ces libéralités paraîtront peut-être assez modestes, mais il faut songer que les garçons y avaient droit depuis leur naissance jusqu'à dix-huit ans, et les filles jusqu'à quatorze.
Telle était cette célèbre institution alimentaire qui fut accueillie partout avec tant d'enthousiasme, et qui, probablement, a duré autant que l'empire. En réalité, c'est dans un intérêt politique qu'elle avait été établie. Trajan était effrayé, comme tous les esprits sages, de la dépopulation croissante des contrées qui environnaient Rome. Pour y remédier, il cherchait à donner aux Italiens le goût du mariage et de la famille; il voulait ôter tout prétexte à ceux qui ne souhaitaient pas d'enfants pour n'avoir pas la charge de les nourrir. Il tenait à préparer des citoyens et surtout des soldats à l'empire. Aussi la libéralité de l'Etat s'arrêtait-elle quand le jeune homme était d'âge à s'enrôler. Ces secours publics le conduisaient jusqu'au moment où il pouvait toucher la solde, et l'on peut dire que toute sa vie, enfant, soldat ou vétéran, il ne vivait que du trésor du prince. Cette politique n'avait au fond rien de nouveau; elle était conforme à celle des premiers empereurs, et Pline remarque, avec raison, que les institutions alimentaires ne font que compléter les lois d'Auguste sur le mariage. Cependant, on ne peut nier que les largesses de Trajan n'aient un air plus désintéressé, plus généreux que celles de ses devanciers. Elles ne sont plus le salaire exclusif de ces flatteries que la plèbe de Rome prodigue à tous les princes qui la nourrissent et qui l'amusent. Elles s'étendent à toute l'Italie, c'est à dire à des gens qui ne viendront jamais saluer l'empereur à son réveil, ni l'applaudir quand il entre au théâtre ou au cirque. Sans doute elles sont commandées par l'intérêt de l'Empire, mais il semble qu'il s'y joint aussi une pensée d'humanité. 
Lorsque Antonin perdit sa femme Faustine, qu'il aimait beaucoup, quoiqu'elle le méritât médiocrement, il ne crut pas pouvoir mieux honorer sa mémoire que par une fondation charitable: il donna de l'argent pour ajouter un certain nombre de jeunes filles à celles qui recevaient déjà les secours publics et voulut qu'on les appelât puellœ Faustinianœ. C'était se conduire comme le ferait aujourd'hui un prince chrétien.
L'exemple donné par l'Etat fut suivi par les particuliers. Tous ceux qui approchaient l'empereur se firent un devoir de l'imiter, et il y eut dans les rangs élevés de cette société comme un élan de bienfaisance dont la trace est restée dans la correspondance de Pline et dans les inscriptions du deuxième siècle. Pline a fait de grandes largesses pendant sa vie à tous ceux qu'il aimait, et comme il ne connaissait pas cette vertu chrétienne qui consiste à cacher ses bienfaits, il ne nous les a pas laissé ignorer. Il nous apprend qu'il a acheté à sa vieille nourrice un champ de cent mille sesterces (20.000 fr.); qu'il a complété le cens équestre pour l'un de ses amis; qu'il a doté la fille d'un autre "qui avait plus de qualité que de fortune." Il donne surtout, et sans trop compter, à toutes les villes auxquelles il est uni par quelque lien de reconnaissance et d'affection; il leur donne des bibliothèques plutôt que des spectacles de gladiateurs, car il professe comme les Pères de l'Eglise, que les jeux publics sont nuisibles aux mœurs; il fonde chez elle des écoles ou des institutions de bienfaisance.
C'est ce que faisaient aussi beaucoup de riches comme lui. Dans tout l'Empire, les villes et les particuliers semblent travailler de concert pour soulager toutes les misères; quelquefois des villes s'imposent elles-même et lèvent des contributions sur les citoyens riches pour subvenir aux besoins des pauvres. Le plus souvent, ce sont des gens généreux qui, sans y être forcés, font les frais de ces fondations utiles. Un habitant d'Attina lègue à son municipe 400.000 sesterces (80.000 fr.); une grande dame "en mémoire de son fils", donne à Terracine un million de sesterces (200.000 fr.), pour aider à y établir l'institution alimentaire. Ce sont là des libéralités importantes; je suis pourtant plus touché de ce legs modeste d'un marchand de simples (aromatarius) qui laisse à une petite ville d'Italie "300 pots de drogues et 40.000 sesterces (1.200 fr.), pour qu'on puisse fournir gratuitement des remèdes aux pauvres gens de la ville." 
Je ne relis pas non plus sans quelque émotion ces belles paroles qu'on trouve sur une tombe de cette époque: "Fais le bien, c'est quelque chose que tu emporteras avec toi." Assurément, la société où l'on professait de telles maximes, ou de tels exemples étaient donnés, ne pouvait pas être aussi dépravée qu'on l'a prétendu; si elle ne pratiquait pas encore la charité au sens où l'entend le christianisme, on peut dire qu'elle était toute préparée à la comprendre.

                                                                                                            Gaston Boissier.
                                                                                        La Religion romaine d'Auguste aux Antonins.

Le magasin pittoresque, février 1876.

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