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mardi 12 avril 2016

Le mur des disparus en mer.

Le mur des disparus en mer.


Nous entrons dans le mois de novembre, le mois noir des Bretons, et la Toussaint nous invite au culte des morts. Les cimetières sont remplis par une foule pieuse, les tombes les plus humbles, comme les plus orgueilleuses ont vu leurs fleurs, leurs couronnes se renouveler. Elles témoignent ainsi que nous conservons le souvenir doux et triste de ceux qui nous ont été chers et qui laissent après elles les douleurs par le temps apaisées.
De tout temps, et chez tous les peuples, le culte des morts a été observé; il conserve encore le caractère que lui ont donné les mœurs ou les religions à des époques plus ou moins reculées; il a quelque chose d'éternel, comme la mort elle-même. Il résiste à toutes les révolutions, à toutes les transformations. Autour de lui, que de cultes ruinés, oubliés! Il reste debout, toujours religieusement pratiqué.
Et les plus vieilles coutumes qui, chez les peuples les plus divers, dans les régions les plus éloignées d'un même pays, lui ont imprimé, dès son berceau, une marque originale, ont conservé, elles aussi, toute leur fraîcheur et toute leur vigueur. C'est ainsi qu'en Bretagne, dans toute la vieille Armorique, où les gnomes, les nains et les Karrigous ont perdu depuis longtemps leurs privautés lutines, on fête encore les trépassés comme au siècle de Merlin. Les hôtes des dolmens ne dansent plus la nuit, au clair des étoiles, leurs rondes échevelées, mais les morts viennent toujours au soir de la Toussaint chanter à la porte des demeures:
"Au nom du Père, du Fils et du Saint-esprit, bonne santé à tous, gens de cette maison; bonne santé nous vous souhaitons; nous venons vous mettre en prière."
Et le lendemain, à la première heure du jour, les survivants viennent s'agenouiller, tête nue, sur l'herbe humide du cimetière.

Ils passent là de longues heures, en prière, au son des glas funèbres et au murmure des vents dans les feuilles flétries, moins pressées, disent-ils, le premier jour du mois noir, sur les route de l'Armorique, que ne le sont les âmes dans les airs.
Je ne sais rien de plus curieux à observer que les manifestations pieuses, un peu mystiques, de ces braves gens. Avec quelle ferveur, ils invoquent la "Vierge bénie", avec quelle foi ils la prient "de répandre une goutte de son lait, une seule goutte sur les trépassés"! Quel spectacle touchant que celui de ces enfants, de ces femmes, de ces rudes matelots qui, parmi les tombeaux des ancêtres, les yeux baissés, le chapelet à la main, répondent par leurs oraisons aux cris que, d'après la légende bretonne, poussent en ce jour les trépassés:
"Ceux que nous avons nourris nous ont depuis longtemps oubliés; ceux que nous avons aimé nous ont sans pitié délaissés."

Cependant, dans un coin du cimetière, devant un mur presque couvert de plaques de marbre où sont inscrits les noms des morts, mais ne surmontant aucune sépulture, quelques fidèles semblent plus abîmés, dans leurs prières, plus affaissés, plus douloureusement meurtris par la disparition des êtres chers, plus tristes, plus inconsolables, que ceux qui sont agenouillés sur les tombes voisines. Ce sont les parents, les amis des marins morts à la mer. C'est le mur des disparus.





Tous les cimetières de la Basse-Bretagne, ceux du pays de Léon, de Tréguier, de Goëlo, de Cornouailles et de Vannes, ont leurs murs des disparus. Nous sommes là en pleine Armorique, c'est à dire en plein "pays de la mer" où tant de familles sont à pleurer les victimes des flots courroucés. Et sur le mur des disparus, on compte presque autant de plaques de marbres et d'emblèmes commémoratifs qu'il y a de tombe dans le cimetière.
Dans les villages situés près de la côte bretonne, "la mer" est l'objet de soins tout particuliers. Le voisinage de la mer, les rafales du large, le terrible vent d'ouest qui sème la mort sur les océans et qui gronde si souvent sur la grande Armorique... rappellent en effet les disparus et invitent, à chaque heure du jour,  les habitants de ces villages à garder dans leur cœur et à consacrer dans leurs nécropoles la mémoire de ceux qui dorment le dernier sommeil au fond des océans.

Nous avons visité, tout dernièrement, un de ces cimetières de la côte, celui de Ploubazlanec, petit village de pêcheurs situé à deux kilomètres de Paimpol, entre cette ville et la pointe de l'Arcouest. Nous y fûmes témoins de ces manifestations si touchantes que font les bretons en mémoire des disparus en mer. Le "mur" avait un air de fête. Des mains pieuses avaient enlevé la mousse qui recouvrait quelques inscriptions à moitié rongées par le temps, mais elles avaient respecté, avec un soin délicat, le lierre qui revêtait la pierre que le marbre ne couvrait pas. Les couronnes d'immortelles, dans toute leur fraîcheur, remplissaient les châsses de verre qui surmontent le marbre des inscriptions. Au pied du mur des fleurs jonchent le sol et débordent sur le chemin de ronde du cimetière.
Des vieux loups de mer sont là, debout, graves, devant ce mur...
"A la mémoire de Coastec disparu en mer sur les côtes du Portugal..."
"A la mémoire de Yves Mornan perdu en mer à l'île de Seins."
Les pêcheurs de Ploubazlanec, de Guern, de Loguivy, de Pars-Even, vont en effet, l'été venu, dans les parages redoutable de l'île de Seins. Combien y ont trouvé la mort! Et leurs enfants, et leurs petits-enfants, pêcheurs eux aussi, sont venus là, dans leurs habits du dimanche, "pour ce souvenir" comme ils disent, et prier pour eux. Et cet habit du dimanche, tout flambant neuf, taillé sur les modes modernes, ils viennent de l'acheter, au retour de la pêche d'Islande, dans un magasin de nouveautés, mais c'est la seule concession qu'ils ont faite aux veux us, en ce jour de Toussaint. Comme les ancêtres, ils prêtent l'oreille aux voix des trépassés et, dans le bruit que fait le vent, ils entendent les plaintes des noyés de l'île de Seins, mêlées aux lamentations de la mer bouleversée, au grincement des galets roulés sur les plages désertes, au choc épouvantable des vagues furieuses contre les rochers.
... "A la mémoire de Guillaume Renan, matelot à bord de la Reine des Anges..."
"A la mémoire de Darrieu, capitaine de la Reine des Anges..."
Perdus en mer!...
Après notre visite au cimetière, nous nous dirigeâmes du côté de la mer, vers la pointe de l'Arcouest, et, en traversant une lande toute rouge de bruyères, nous entendîmes une voix de jeune fille qui chantait à pleins poumons  la vieille chanson de la tour d'Armor:
"Si ton père te voyait, mon fils, comme il serait fier de toi! mais, hélas! il ne te verra jamais; ton père, pauvre enfant, est perdu..."
C'était la fille d'un disparu en mer!

                                                                                                                  Marcel Edant.

L'Illustration, 31 octobre 1891.

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