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mercredi 6 avril 2016

La vie militaire.

La vie militaire.
Grandes manœuvres d'autrefois.



Les grandes manœuvres qui se déroulent en ce moment sur le plateau de Lannemezan sont presque un anniversaire. Il y aura bientôt, en effet, quarante ans juste qu'on se livra pour la première fois, en France, à ces opérations qui ont la prétention, pas toujours justifiée, d'être l'image de la guerre, et que les Allemands pratiquaient bien longtemps avant nous.
C'est au mois de septembre 1874 qu'on en fit, dans les terrains accidentés du Perche, un essai à la vérité quelque peu timide. Il devait être suivi, à brève échéance, d'expériences beaucoup plus vastes. Mais tout "raugmente", comme dit ma cuisinière, et il faut maintenant, pour corser le spectacle, y faire figurer des corps d'armée entiers, voire des armées imaginaires, dont les pseudo-belligérants ne sont que des éléments représentatifs et partiels.
Je dois au privilège peu enviable de l'âge l'avantage, si c'en est un, d'avoir connu ce qui, dans l'ancienne armée, tenait lieu, naguère, des manœuvres encore inconnues. Depuis Louis XIV, on n'avait rien changé aux vielles habitudes, et ce qui se passait au camp de Châlons, en 1869, ressemblait trait pour trait à ce qu'avait vu le camp de Compiègne en 1694, sauf que Mme de Maintenon n'y était plus.
Mêmes mouvements processionnels, mêmes déploiements majestueux et compassés, mêmes "tireries" comme disait le maréchal de Saxe, sur des buts imaginaires et un ennemi fictif. C'était alors le triomphe de l'alignement, des formations en équerre, des piquetages figurés par des jalonneurs immobiles, qui tenaient haut le fusil, avec la crosse en l'air. C'était aussi le triomphe des adjudants-majors, dont l'agilité faisait tout le mérite, et qui glissaient comme des météores d'un bout à l'autre du front des troupes, tracé par eux avec un soin méticuleux autant qu'empressé.
Cela s'appelait les "évolutions de ligne", et constituait le couronnement de l'instruction. On arborait, pour y procéder, la grande tenue de service, et les généraux qui les dirigeaient ne dédaignaient point, parfois, d'y paraître en culotte blanche et chapeau ferré. Avec quelle solennité chacun remplissait sa mission personnelle, il faut l'avoir connu pour en juger. On eût dit que le Grand Roi présidait encore à ces cérémonies quasi cultuelles, et que son ombre auguste planait, après plus d'un siècle, sur des bataillons dont la rigide ordonnance semblait empruntée aux régiments à perruque qui maniaient devant lui la pique et le mousquet.
Malheureusement, rien ne ressemblait moins à la guerre que cette espèce de jeu d'échecs. On avait beau faire parler la poudre, mettre en feu les batteries, lancer à plein galop des escadrons qui venaient s'arrêter à cinquante mètres des carrés hérissés de baïonnettes, le spectacle était émouvant, parfois même grandiose, mais l'enseignement à en tirer complètement nul.
Je me rappelle notre stupéfaction à tous quand nous nous trouvâmes, quelques mois plus tard sur de vrais champs de bataille. Ah! que les mouvements en tiroirs, les changements de front obliques ou parallèles et les alignements sur le centre étaient loin!
Une seule fois, j'eus l'occasion d'en retrouver la vague réminiscence au milieu de circonstances dramatiques qui donnaient à ces pratiques d'un autre âge une grandeur que je n'eusse jamais soupçonnée. C'était à Saint-Privat, vers sept heures du soir, au moment où l'artillerie de la garde allemande, couronnant les crêtes, concentrait sur notre aile droite, déjà aux trois quarts enfoncée, le feu de ses quatre-vingt-seize pièces déchaînées en un sabbat infernal. Un bataillon d'infanterie engagé depuis le matin, venait de recevoir en plein corps successivement deux obus, qui avaient écharpé une quinzaine d'hommes, et, dans ses rangs décimés, passait comme le frisson avant-coureur de la déroute. Un coup de canon encore, et il lâchait pied sans qu'aucune force humaine ne fut capable de le retenir...
Alors, on vit son commandant, un homme jeune encore, grand, mince, au profil d'aigle, faire volter son cheval et se mettre face à la troupe. Le sabre haut, il commanda, comme au camp de Châlons:
" Drapeaux et guides généraux, sur la ligne!"
Puis, offrant son buste à la mitraille qui cinglait autour de lui, il procéda à l'alignement de ses six compagnies, déjà bien diminuées, hélas! avec le même sang froid, la même imperturbabilité, la même ponctualité  que s'il se fût trouvé à dix lieues de la fournaise. Et quand ce fut fait, il remit tranquillement son sabre au fourreau. Car c'était assez. Il avait ressaisi ses hommes par la seule puissance de la discipline qui maîtrise la bête humaine. Désormais, ce n'était plus des individualités qui se trouvaient là, avec leurs terreurs et leurs défaillances. C'était le rang, qui se resserre pour boucher ses brèches et qui fléchit parfois mais ne rompt pas.
La guerre moderne, avec ses engins si terriblement meurtriers, ne permettra plus que rarement des prouesses de ce genre. J'imagine, cependant, qu'on en reverra encore de pareilles, parce qu'on ne manquera jamais d'hommes de cœur pour les accomplir quand elles seront indispensables. Il n'est pas besoin d'avoir été élevé à la mode antique pour en retenir ce qu'elle a d'irremplaçable, au moins dans des cas exceptionnels.
Toujours est-il que quand nous allâmes, en 1874, nous livrer non plus à la "petite guerre", mais à des exercices qui prétendaient être un simulacre de la grande, nous nous trouvâmes tous, dès l'abord, pas mal dépaysés. Entre les nouvelles méthodes, auxquelles il fallait s'initier, et les anciennes, qu'il fallait oublier, on était un peu comme l'âne de Buridan, qui ne savait à quel choix se résoudre. Le conflit des procédés antagonistes troublait véhémentement les cervelles. Il faisait parfois mêler ensemble, en une macédoine assez mal dosée, le vieil ordre serré avec le jeune ordre dispersé. Les arbitres eux mêmes, encore mal accoutumés à leur dignité récente, semblaient attendre une inspiration surnaturelle qui vint dicter leurs décisions et suggérer leurs arrêts.




Je me souviens d'une attaque de village, héroïque et superbe, que la brigade dans laquelle j'occupais les fonctions d'officier d'ordonnance était chargée d'opérer. Les bataillons déployés, avec leur chaîne de tirailleurs, leurs soutiens, leurs réserves s'avançaient concentriquement, d'une allure martiale et décidée, sans se soucier beaucoup du feu désespéré des défenseurs. Car il est étonnant de voir comme, lorsqu'il n'y a plus de balles dans les fusils, on se joue du péril. Donc on marchait avec un entrain endiablé et le village convoité allait infailliblement succomber, quand, tout à coup, parut un cavalier, à brassard, qui fit signe de s'arrêter.
A cette époque lointaine et transitoire, on vivait encore sous les anciens règlements, mais des circulaires ministérielles tenaient lieu de nouveaux. Or il se trouvait qu'un de nos deux régiments avait fait entre les premiers et les seconds un compromis bâtard dont l'arbitre s'était offusqué grandement. Et il ne parlait de rien moins que de neutraliser pour la journée cette troupe rebelle, laquelle, par l'organe de son colonel protestait de la belle façon.
Jamais, je crois, ne s'éleva débat plus tumultueux, ni plus aigre. Le bruit des voix couvrait presque celui de la fusillade et le moment semblait proche où la dispute finirait mal. Fort heureusement, une sonnerie de clairon, répétée d'un bout à l'autre de la ligne, vint mettre tout le monde d'accord. L'heure du déjeuner avait sonné et comme quelques puissants personnages étaient présents à la manœuvre, on ne pouvait point les faire attendre, ni contrister leur estomac...
Il y a de cela trente-neuf, si je sais bien compter. J'ai constaté maintes fois, depuis, que c'était toujours la façon de terminer les grandes batailles d'automne, en France comme à l'étranger.

                                                                                          Lieutenant-Colonel Rousset.

Les Annales politiques et littéraires, revue universelle paraissant le dimanche, 21 septembre 1913.

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