Les Terre-Neuviens.
Voici l'époque du départ des pêcheurs de morue pour Terre-Neuve; cinq cents navires, goélettes et bricks vont quitter Dunkerque, Fécamp, Granville, Saint-Malo, Saint-Servan pour aller "sur les bancs" pêcher la morue; dans chaque port, le prêtre a béni la petite flotte et déjà, nous assure-t-on, une dizaine de bâtiments ont levé l'ancre, devançant de près d'un mois leurs camarades.
Les marins taxent ce départ précipité d'imprudence: dans leur traversée, ces navires vont rencontrer les glaces flottantes, débris d'icebergs qui sont un des plus grands dangers de la navigation dans ces parages.
Suivons dans leur voyage les Terre-Neuviens et jetons un rapide coup d’œil sur les durs travaux auxquels vont se livrer nos marins du mois d'avril au mois d'octobre. Mais, d'abord, un mot sur les bancs.
Les bancs de Terre-Neuve sont des hauts fonds sur lesquels les navires voguent librement et sans crainte, car ils sont à 30, 40 et même 60 brasses de profondeur. Ils sont formés, par le dépôt de toutes les pierres et matières solides que renferment et charrient les montagnes de glace que fondent les eaux chaudes du Gulf Stream. Ces bancs sont au nombre de trois principaux; le Grand Banc, le Banc à Vert, le Banquereau; viennent ensuite ceux de Misaine, d'Artimon, l'île de Sable, le Causeau et le Middle Ground.
A l'époque du frai, des millions de petits poissons: capelans, encornets, harengs, s'arrêtent sur les bancs pour y déposer leurs œufs; les morues, très friandes de ces animaux, viennent sur les bancs pour s'en nourrir et c'est à cette époque qu'est la pêche.
En partant de nos ports de France, les navires se rendent directement à Saint-Pierre, le seul port des îles française de Saint-Pierre et Miquelon; ils y débarquent leur lest, qui est ordinairement du sel, et embarquent les amorces nécessaires à la pêche et que l'on nomme boitte; elles se composent de harengs, de capelans et d'encornets.
Aussitôt leur approvisionnement de boitte terminé, les navires quittent Saint-Pierre pour commencer leur campagne de pêche qui se divise d'ordinaire en plusieurs périodes; au bout de chacune d'elles, ils rentrent au port pour renouveler leurs provisions de toutes sortes et débarquer la morue verte, qui est aussitôt emmenée en France, à Bordeaux principalement par les longs courriers. On appelle ainsi des navires de petits tonnages, légers et bons marcheurs qui viennent à Terre-Neuve prendre les morues pêchées pour les porter sur les grands marchés de France.
Voyons maintenant comment se pratique la pêche elle-même.
Arrivé sur le banc, le capitaine cherche son terrain de pêche, et ce n'est pas l'opération la moins intéressante, car toutes les places ne sont pas également bonnes et les marins ne sont guidés dans leur choix par aucun indice: c'est une question de flair. Enfin, l'emplacement est trouvé, on jette l'ancre, les voiles sont soigneusement serrées et les mâts de flèche calés jusqu'aux chouques. Des lignes dormantes, que les marins de Saint-Pierre appellent tanti sont lovées dans des bailles et arrimées sur le pont. Ces lignes, le seul engin de pêche dont se servent nos marins sont des cordeaux de deux à trois milles brasses (1) de long, auxquels son fixés, de distance à distance (1 mètre environ) des cordelettes munies d'un hameçon. Les bailles contenant les lignes sont placées dans les dorys, petits bateaux à fond plat, qui tiennent admirablement la mer et que deux homme peuvent facilement manœuvrer; ces embarcations sont affalées à la mer et les deux hommes n'attendent que le signal pour partir.
Il est trois heures, les pêcheurs s'éloignent de la goélette à angle droit, longeant la ligne qui s'enfonce à mesure que l'embarcation avance. Cette ligne, au lieu de surnager repose au fond de la mer où elle est fixée par un grappin. A son extrémité, une bouée flottante, surmontée d'un petit drapeau portant un numéro indique la place exacte du dernier grappin.
Cette besogne terminée, les hommes reviennent à bord, et prennent un repos bien gagné avant d'aller relever la ligne. Pour cette opération, ils partent à la pointe du jour et vont droit à la bouée; le grappin est relevé, et les pêcheurs, se halant sur la maîtresse corde du tanti, décrochent le poisson capturé qu'ils jettent au fond du dory. Quand les dorys ont ralliés le navire avec la marée faite, le produit de la pêche, qui peut être de quatre à cinq cents morues par ligne, est jeté sur le pont, et le patron note sur un carnet le résultat obtenu par chaque chaloupe.
Aussitôt commence l'habillage du poisson; il n'y a pas un moment à perdre, car, si elle n'était pas préparée sans retard, la morue s'amollirait et ne serait plus bonne morue loyale et marchande.
Lorsque l'habillage et le salage de la morue se pratiquent à bord, elle devient morue verte; pour obtenir la morue sèche, le poisson est envoyé à terre par les bateaux spéciaux.
Mais quelquefois, la pêche n'a pas été heureuse: les lignes relevées au jour n'ont pas donné la quantité de poissons attendue. A peine arrivés, les marins doivent repartir; les dorys quittent de nouveau la goélette et les deux matelots s'éloignent sans vivres, couverts de leurs lourds vêtements et chaussés de leurs grosses bottes; à peine s'ils emportent une petite boussole achetée dans quelque bazar. Pendant leur absence, le vent s'élève, le brouillard obscurcit le ciel; la goélette, fatiguée par la houle, très dure sur ces bancs, chasse sur ses ancres; il faut déraper et mettre à la cape ou fuir devant le temps. Le dory, monté par ses deux marins est revenu, malgré la brume et la tempête, près de l'endroit qu'occupait le navire; celui-ci est parti, il faut le retrouver, et pendant cette recherche que de dangers courus! Souvent les matelots montent sur le premier bâtiment qu'ils peuvent aborder, au risque d'être broyés par la lame qui les jette contre les flancs du navire hospitalier. D'autrefois, ballotté par la tempête dans sa recherche infructueuse, le dory capote engloutissant les deux marins que leurs lourds vêtements empêchent de nager. ils coulent à pic, et la mort est instantanée.
Laissons ces complications douloureuses, hélas trop fréquentes, et qui, chaque année, mettent en deuil de nombreuses familles de nos côtes; quittons la goélette et revenons à Saint-Pierre avec le bateau chargé d'y transporter la pêche de la journée.
Le bâtiment vient se ranger dans le port le long d'un petit quai, qui d'un côté s'avance dans la mer et, de l'autre, s'étend jusqu'aux chaffauds, grands hangars construits sur pilotis dont une partie s'avance vers la mer, tandis que l'autre repose sur la terre ferme. Le poisson, débarqué et transporté aux chaffauds passe d'abord aux mains du décolleur qui, armé de son couteau à deux tranchants (tronchon), protégé par un tablier de cuir (cuirier) abat la tête. L'habilleur, qui reçoit ensuite la morue, la décosse, c'est à dire la fend dans toute sa longueur, enlève l'arête médiane ainsi que la partie correspondante à la cavité abdominale, puis il la passe au saleur.
Quand l'opération du salage est terminée, les morues sont entassées en meules et restent pendant trois ou quatre jours, après quoi, les graviers ou peltats les étendent sur les graves ou grèves artificielles où elles doivent sécher soit au vent, soit au soleil. Dans notre colonie de Saint-Pierre, ce travail est généralement fait par des femmes.
Après plusieurs semaines de ce traitement, la morue est emmagasinée et prête à partir sur tous les points du globe.
(1) Mesure de deux bras étendus que l'on compte à 1,62 m.
La Petite Revue, 1er semestre 1889.
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