De la dignité de l'enseignement
chez les Turcs.
chez les Turcs.
Nulle part l'instruction n'est plus en honneur qu'en Turquie; nulle part on ne professe un plus grand respect pour ceux qui sont chargés de la répandre. (1)
Le khodja (précepteur; le didascalos des Grecs.) prend place dans la famille à côté, et l'on pourrait presque dire au-dessus du père, les Orientaux rapportant de cette manière le mot d'Alexandre: "Mon père m'a fait descendre du ciel sur la terre, mais mon précepteur m'a fait de la terre remonter au ciel."
Ses droits sont de ceux qui ne se prescrivent jamais. Quelque humble que soit restée la position d'un khodja, à quelque rang élevé que soit parvenu son élève, jamais celui-ci fût-il grand vizir, ne manque à lui témoigner, même en public, une tendresse mêlée de respect.
Je citerai à l'appui un fait, ou plutôt une scène, dont je fus témoin. J'étais en visite, un matin, chez Rechid-Pacha. Ancien ambassadeur à Paris et à Londres, ancien ministre des affaires étrangères, Rechid occupait pour la troisième fois, à cette époque (1848), le grand vizirat. On sait ce qu'était, ce qui est encore aujourd'hui à Constantinople un grand vizir: plus qu'un premier ministre, plus même que le souverain d'un Etat constitutionnel en Europe. Véritable portefaix (2) de l'empire, chef suprême et unique de l'administration, les autres ministres n'étant en quelque sorte que ses délégués, il est le représentant dans l'ordre politique du sultan dont il tient le sceau. Il ne rend aucune visite, et n'accepte aucune invitation. Les ambassadeurs viennent chez lui; il ne va point chez les ambassadeurs. (3)
A l'autorité s'ajoutait chez Rechid l'éclat de la renommée. Le hatti-schérif de Galhané avait répandu son nom dans toute l'Europe. L'opinion à cette époque s'était enjouée de la Turquie, et Rechid passait pour le premier homme d'Etat de la Turquie. On s'était passionné pour la réforme, et Rechid personnifiait la réforme.
Une dizaine de personnes, ministres, généraux, ulémas étaient réunies dans le selamlek, les unes debout, les autres assises sur des chaises. Seul le grand vizir occupait un angle du sofa. La conversation s'était engagée sur les affaires de Valachie, quand la tapisserie qui fermait l'entrée du selamlek s'écarta à demi, et un personnage âgé, coiffé du turban blanc des ulémas, pauvrement vêtu d'ailleurs, se glissa dans la salle. Personne ne parut faire attention à lui, l'usage étant, en Turquie, que le premier venu entre ainsi de plein pied chez le plus haut dignitaire de l'empire, et lui-même, adossé à la muraille près de la porte, immobile, le regard fixe, ne semblait avoir remarqué aucun des assistants. Tout à coup, Rechid ayant regardé par hasard de son côté, je le vis se lever du divan, se diriger vers l'inconnu, auquel il baisa respectueusement le bas de la robe en le saluant du nom de père (baba), et, le prenant doucement sous l'aisselle, suivant la mode orientale, le conduire jusqu'au sofa, où il le fit asseoir à sa place. Ils causèrent à voix basse durant une couple de minutes, après quoi Rechid, prenant de nouveau le bras du vieillard, l'aida à se lever du divan et le reconduisit jusqu'à la porte du selamlek avec les mêmes témoignages de respect et d'affection.
Je profitai de cet instant pour me pencher à l'oreille de mon voisin et lui demandait quel était cet hôte à qui le vizir rendait de tels honneurs et qui les recevait sans en paraître surpris: "C'est, me répondit-il, l'ancien khodja de Rechid, celui qui lui a appris à lire."
Une dizaine de personnes, ministres, généraux, ulémas étaient réunies dans le selamlek, les unes debout, les autres assises sur des chaises. Seul le grand vizir occupait un angle du sofa. La conversation s'était engagée sur les affaires de Valachie, quand la tapisserie qui fermait l'entrée du selamlek s'écarta à demi, et un personnage âgé, coiffé du turban blanc des ulémas, pauvrement vêtu d'ailleurs, se glissa dans la salle. Personne ne parut faire attention à lui, l'usage étant, en Turquie, que le premier venu entre ainsi de plein pied chez le plus haut dignitaire de l'empire, et lui-même, adossé à la muraille près de la porte, immobile, le regard fixe, ne semblait avoir remarqué aucun des assistants. Tout à coup, Rechid ayant regardé par hasard de son côté, je le vis se lever du divan, se diriger vers l'inconnu, auquel il baisa respectueusement le bas de la robe en le saluant du nom de père (baba), et, le prenant doucement sous l'aisselle, suivant la mode orientale, le conduire jusqu'au sofa, où il le fit asseoir à sa place. Ils causèrent à voix basse durant une couple de minutes, après quoi Rechid, prenant de nouveau le bras du vieillard, l'aida à se lever du divan et le reconduisit jusqu'à la porte du selamlek avec les mêmes témoignages de respect et d'affection.
Je profitai de cet instant pour me pencher à l'oreille de mon voisin et lui demandait quel était cet hôte à qui le vizir rendait de tels honneurs et qui les recevait sans en paraître surpris: "C'est, me répondit-il, l'ancien khodja de Rechid, celui qui lui a appris à lire."
(1) Et toutefois le peuple turc est ignorant; la Turquie ne contribue pas aux progrès de la civilisation. Ce grand respect pour ceux qui donnent l'enseignement est à peu près stérile, et paraît tenir uniquement au caractère religieux qu'on leur attribue.
(2) Vizir ou vezir, celui qui porte un fardeau.
(3) Il a été dérogé pour la première fois à cette étiquette lors de la guerre de Crimée.
Le Magasin pittoresque, mars 1870.
Le Magasin pittoresque, mars 1870.
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