Une étrange cargaison.
Quatre-vingt-quinze orphelines.
Quatre-vingt-quinze orphelines.
Des points du globe les plus reculés affluent dans le port de Liverpool des vaisseaux de toutes les nations, les uns apportant de la Californie et de l'Australie ces tonnes de poudre d'or qui, versées sur les marchés de l'Europe, doivent tôt ou tard diminuer la valeur monétaire du précieux métal en circulation; d'autres arrivant de Chine chargés d'assez de riz et de thé pour nourrir et abreuver toute la Grande-Bretagne. Tandis que des montagnes de balles de coton, expédiées des Etats-Unis, de l'Egypte et des Indes, viennent alimenter ses manufactures, l'Angleterre envoie en échange à l'ancien et au nouveau monde les produits les plus variés de la civilisation, depuis des charrues perfectionnées, des pipes, des pianos, de l'eau-de-vie, jusqu'à des pièges à rats, des bijoux, des soieries, etc.: le tout inscrit et catalogué sur le registre du bord.
Mais de ces diverses cargaisons, la plus bizarre était assurément celle du vapeur hibernien le Montréal, exportant au Canada quatre-vingt-quinze orphelines; hélas! oui, dix-neuf filles adultes et soixante seize enfants de sept à onze ans, n'ayant plus ni père ni mère.
Une femme dont l'énergique charité est toujours à l'oeuvre, miss Rye, qui a déjà fait trois voyages en Australie et un au Canada, pour y conduire de pauvres et honorables ouvrières dépossédées de leurs moyens d'existence par la machine à coudre, et qui trouvent de l'emploi comme domestiques aux colonies, a entrepris cette fois l'exportation de petites orphelines anglaises.
Un établissement, fondé sur les rives du Niagara est prêt à les recevoir. Elles y seront soigneusement élevées et dressées au service, sous une surveillance attentive et affectueuse, jusqu'à l'âge de quinze ans, époque à laquelle elles pourront être placées dans des maisons respectables, à un taux de salaire fixe et stipulé d'avance. A dix-huit ans, elles deviendront maîtresses d'elles-mêmes et pourront gagner leur vie.
Dès que le projet de miss Rye fut connu, les maisons de charité et les écoles industrielles de Liverpool mirent à sa disposition une centaine d'enfants, parmi lesquels elle choisit les plus abandonnés. Cependant il fut décidé qu'aucune ne partirait si des parents, même éloignés, soulevaient des objections.
Cette mesure réduisit à cinquante le nombre des émigrantes. Les membres du conseil de surveillance des écoles donnèrent 200 livres sterling (5000 francs) pour les frais de la traversée; une souscription ouverte par un membre du parlement doubla cette somme, le prix du passage au Canada étant (même pour une orpheline) de 8 livres sterling (200 francs).
Miss Rye, promoteur et guide de cet exode lilliputien, arriva à Liverpool avec vingt-six autres épaves de la civilisation anglaise, recueillies à Londres, à Bath, à Manchester; et le tout, embarqué à bord du Montréal, descendit le fleuve Mersey par un sombre jour de décembre 1869.
Quelques plausibles que soient les théories des économistes sur la nécessité de se débarrasser du trop-plein de la population, et de l'envoyer loin du sol natal chercher la vie et l'appui qui lui manquent là, ce n'en est pas moins un spectacle pénible qu'un départ d'émigrants. Cependant les petites filles, groupées par vingtaines sur le pont, ne laissaient derrière elles ni logis, ni amis; aucune n'avait à regretter ce home si cher aux Anglais; ne possédant rien de ce côté du globe, elles ne pouvaient redouter une fortune pire. Celui qui est à terre ne craint pas de tomber, dit le proverbe; et depuis leur naissance les pauvres enfants n'avaient guère eu d'autre lit que le dur sein de la mère commune: aussi n'y eut-il point de ces douloureuses séparations, de ces adieux à sanglots qui rendent si tristes le départ des émigrants.
Les petites voyageuses erraient dans la grande maison flottante, ébahies et charmées de tout ce qu'elles découvraient. Une seule pleurait: elle s'était entré une écharde dans le doigt en faisant glisser trop vite sa main le long de la rampe.
Imaginez ce que devait être pour ces pauvres petites parias, dont la plus jeune avait sept ans et la plus âgée onze ans, un nouveau vaisseau, de nouvelles espérances, une nouvelle vie, un nouveau monde. C'était une féerie de l'Océan; c'étaient toutes les vagues traditions des contes merveilleux prenant corps et vie, passant du domaine de l'imagination dans celui de la réalité. A défaut de pères et mères, les jeunes émigrantes avaient de mystérieux amis, pareils aux bons génies dont rêvent les enfants, qui les avaient conduites à bord et veillaient à leur bien-être.
Les directeurs des écoles industrielles avaient mis à l'oeuvre tout leur personnel pour que chaque petite fille eût son mobilier à elle: une bonne grosse caisse contenant vingt-huit vêtements chauds, et sur le couvercle de laquelle se lisait, inscrit en clous brillants, le nom de la petite propriétaire. C'était la prise de possession d'un premier avoir, un à-compte sur la fortune à venir. Des capelines de flanelle garantissaient des vents de la mer les petites oreilles et les cous, tandis que des bas de laine et de bons souliers défendaient les pieds du froid. Mais la portion la plus étrange du stock n'avait pu être imaginée que par une ingénieuse charité féminine: chaque émigrante, en arrivant à bord, avait reçu un livre à images et une belle tarte aux prunes, articles qui n'avaient pas peu contribué à rendre facile les adieux au sol natal.
Dickens a raconté, comme lui seul pouvait la raconter, l'histoire d'un petit garçon de dix ans qui demande en mariage une fille de neuf, se sentant fort de la possession d'un cochon d'Inde, de deux toupies et d'une brillante pièce de vingt sous. Nos pauvres orphelines n'avaient, elles, pour tous immeubles que leurs livres, car les tartes avaient nécessairement disparu; mais ces livres pouvaient refermer des trésors de sagesse et d'avenir.
La vivante petite cargaison éveillait partout sur son passage l'intérêt sympathique des spectateurs. Les matelots qui desservent la ligne des paquebots de Liverpool au Canada, bien qu'endurcis au spectacle de l'émigration, se sentaient cette fois plus émus que de coutume. Jack Tar guidait les fillettes le long de l'échelle de descente avec un soin paternel; il s'abstenait de jurer quand il en trouvait sur son chemin, près du cabestan, ou emmêlées dans les cordages; les contre-maîtres les enlevaient doucement pour les soustraire à quelque péril imprévu; jusqu'aux chauffeurs de la machine leur tendaient au besoin une main noire, mais secourable. Qui ne se fût attendri sur les pauvres petites créatures, traversant l'Atlantique pour aller chercher, sur une terre aussi inconnues pour elles que les régions de la lune, une humble existence et un petit coin où elles pussent végéter dans ce vaste, vaste monde! De toute la surface du globe, le Canada est le point où elles auront plus de chances de réussir. Les femmes sont en minorité, surtout les domestiques. La sage et prévoyante institution de miss Rye leur assure la bienvenue dans cette colonie de l'Ouest. Le succès des précédentes émigrations qu'elle a si habilement et si courageusement dirigées est une garantie pour la nouvelle épreuve qu'elle tente.
Quel sera le sort de cette dernière exportation? Plusieurs de ces orphelines, arrivées à l'âge mûr, n'auront sans doute gardé qu'un faible souvenir du grand vaisseau et des amis qui les ont conduites dans leur nouvelle patrie, mais elles leur devront d'avoir pu mener une vie honnête et indépendante. Quelques-unes (espérons qu'il y en aura peu) tourneront peut être aussi mal dans le nouveau continent qu'elles semblaient prédestinées à mal tourner dans l'ancien. Une portion de la petite bande aventureuse atteindra probablement à d'heureuses destinées; car il entre dans le plan de miss Rye de faciliter à toute personne recommandable et bien intentionnée l'adoption d'une orpheline dont la figure et la douceur pourront plaire et remplacer au foyer domestique l'enfant que la mort y a pris.
Ainsi le monde s'ouvre littéralement devant ces pauvres petites filles, délaissées en apparence, mais qui ont la Providence pour protectrice, et pour guide miss Rye. Qui sait combien d'énergiques et de laborieux colons cette petite cargaison peut devenir la souche? Qui peut savoir combien de respectables familles canadiennes feront plus tard remonter leur lignée et le point de départ de leurs possessions au livre à image et à la tarte aux prunes?
Nous souhaitons bonne chance à la spéculation de miss Rye. Puisse-t-elle en retirer tous les profits qu'elle en attend! profits non d'argent et d'or, mais d'existences sauvées, affranchies de la misère et du vice, mises sur la voie de l'honneur et du travail: innocentes et pures petites âmes étouffées sous l'impitoyable pression de nos vieilles institutions sociales, et qui n'avaient besoin que d'espace et d'air pour se développer.
Le Magasin pittoresque, juillet 1870.
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