Translate

dimanche 13 mars 2016

Le rire.

Le rire.


Un astrologue italien, nommé l'abbé Damascène, publia, en 1662, une brochure de six feuilles, imprimée à Orléans. Il y distinguait les tempéraments des hommes par leurs manières de rire. Le hi, hi, hi, selon ce traité bizarre serrait particulier aux mélancoliques; les , , , aux bilieux; les ha, ha, ha, aux phlegmatiques; et le ho, ho, ho, aux sanguins.
Une autre petite brochure assez rare, imprimée en 1768, a pour titre: Traité des causes physiques et morales du rire relativement à l'art de l'exciter. On l'attribue à Poinsinet de Sivry. L'auteur raconte qu'il fut invité un jour à dîner chez Titon du Tillet, connu dans la république des lettres pour avoir fait élever le monument de bronze représentant le Parnasse français, que l'on voit à la bibliothèque du roi. Au nombre des convives se trouvaient plusieurs hommes célèbres, entre autres Destouches, Fontenelle et Montesquieu. A propos d'un grand éclat de rire, que rien de plaisant dans la conversation ne paraissait avoir provoqué, on se prit à deviser sur les causes du rire, et il s'établit aussitôt une controverse dans toutes les règles entre les trois écrivains que nous venons de citer.
Destouches parla le premier. Il réfuta la définition ridicule qu'Aristote a donnée en ces termes "une difformité sans douleur", et il s'efforça de démontrer que le rire a sa source dans une joie raisonnée.
Fontenelle prit ensuite la parole, et d'abord combattit l'idée de Destouches.
"Si le rire, dit-il, était une conséquence nécessaire de la joie, il naîtrait avec elle; ce qui n'arrive pas toujours; elle exciterait le rire toutes les fois et tout le temps qu'elle a lieu; ce qu'on sait n'être point; elle ne pourrait être portée à l'excès, sans produire le même effet dans le rire; ce que l'expérience dément; elle serait la seule cause du rire; ce que Destouches lui-même n'admettait pas."
Après cette argumentation, l'auteur des Mondes fait remarquer qu'il est un très grand nombre d'occasions où la raison n'a aucune part au rire, que nous rions le plus souvent en dépit d'elle. Il cite l'habitude où nous sommes de rire des choses qui ne sont qu'affligeantes au témoignage de la raison; telles que l'ivrognerie, la surdité, les imperfections, les difformités, les bévues, les accidents, les chutes, les balourdises, etc.
Après avoir critiqué le système de son adversaire, il se hasarde à en proposer un autre. Suivant lui, le rire, loin de naître d'un principe raisonnable, n'est autre chose qu'un accès passager de folie plus ou moins caractérisée.
"Vous prétendez, dit-il, que ce mouvement naît de la joie; jugez vous-même s'il lui ressemble!" et il trace un tableau physique de l'homme qui rit, d'après les observations réunies de plusieurs médecins. Cette description, ou plutôt cette dissection du rire, est assez singulière pour être reproduite:
"Si vous considérez le visage, le front s'étend, les sourcils s'abaissent, les paupières se resserrent au coin des yeux, et toute la peau qui les environne se couvre de rides. L’œil mis à la gêne, et fermé à demi ne doit plus son éclat qu'à l'humidité qui l'offusque; ceux même de qui la douleur n'a pu tirer des larmes, sont alors contraints de pleurer. Le nez se fronce, et se termine plus ou moins en pointe; les lèvres se retirent, et s'allongent; les dents se découvrent; les joues s'élèvent et s'étendent avec contrainte sur leurs muscles, dont les intervalles ou la rétraction forment ces différents creux agréables chez les uns, difformes chez les autres. La bouche, forcée de s'ouvrir, laisse voir la langue suspendue, et sans relâche agitée de violentes secousses. La voix n'est plus qu'un son entrecoupé, tantôt vif et perçant, tantôt faible et plaintif. Cependant le cou s'enfle et se raccourcit; toutes les veines sont gonflées et tendues, et le sang qui se porte en tumulte vers les vaisseaux plus déliés de l'épiderme, imprime sur le visage un rouge violet, symbole voisin de la suffocation. 
Mais tout ceci n'est rien en comparaison de ce qui se passe dans les autres parties. La poitrine s'agite si impétueusement qu'il n'est plus possible de respirer, ni de dire une parole. Une douleur pressante s'élève dans les flancs; il semble que les entrailles se déchirent, et que les côtes se séparent. Dans cette crise, on voit tout le corps se plier, se tordre, se ramasser. Les mains se jettent sur les côtés et les pressent vivement. La sueur monte au visage, la voix se perd en sanglots, et l'haleine en soupirs étouffés. Quelquefois, l'excès de cette agitation produit les mêmes effets qu'un breuvage mortel, chasse les os des jointures, cause des syncopes, et donne la mort. Tout le temps que dure cette sorte de supplice, la tête et les bras souffrent les mêmes secousses que la poitrine et les flancs. Vous les voyez d'abord s'agiter avec précipitation et désordre; puis tout à coup retomber sans nerf et sans vigueur. Les mains deviennent lâches, les jambes débiles; et toute la machine languit dans un état de défaillance."
"L'homme rit rarement, continue Fontenelle, lorsqu'il se trouve seul, et que, plus recueilli, il s'applique à consulter l'oracle de la raison; mais un objet imprévu ou quelque idée dépareillée vient-elle à le distraire; le nerf de l'attention se détend, la raison s'écarte, le rire échappe; et cette commotion sensible des organes n'est qu'une suite extérieure du désordre intime, et de la déroute secrète du principe intelligent. C'est d'ailleurs un principe reconnu, même par les esprits vulgaires, au moins d'une manière obscure. On dit communément: J'ai ri comme un fou, etc. Le comte Oxenstiern a dit: Le rire est la trompette de la folie."
Quand Fontenelle eut épuisé toutes les ressources de son esprit pour soutenir ce paradoxe, Montesquieu discourut à son tour fort longuement et plus sérieusement. Son premier soin fut de renverser les doctrines émises avant lui. Le rire, dit-il, n'est assurément pas un effet de la joie; c'est un tout autre phénomène Il est plus tardif ou plus passager, souvent même il la devance et ne l'attend point. Il se montre indifféremment après, avant, ou en même temps qu'elle. D'un autre côté, la folie, même passagère, ne saurait être considérée comme une cause constante du rire. Dans le rire d'un homme raisonnable il y a toujours une empreinte de jugement qui le distingue totalement de celui des insensés. La proposition serait plus soutenable, si on se contentait de dire que le rire prend sa source dans une certaine folie qui lui est propre; mais alors il serait nécessaire de spécifier ce genre de folie, d'en exposer l'analyse, et de la distinguer de toute autre sorte de déraison. C'est ce que fait Montesquieu, et il arrive à conclure que le principe mystérieux du rire est l'orgueil, non pas toute sorte d'orgueil, mais presque toujours l'orgueil qui s'applaudit. Les actions où les hommes excitent notre rire ne sont ridicules qu'à la condition de paraître à notre égard dans une certaine infériorité. Cette comparaison présomptueuse est quelquefois trop rapide ou trop vague pour être facilement analysée; elle n'en est pas moins au fond de notre pensée. Si nous rions de propos spirituels, c'est qu'ils déversent le ridicule sur d'autres que nous, ou qu'une vanité secrète nous fait trouver notre avantage à les approuver, à les saisir. On cesse de rire d'une comédie du moment où l'on croit s'y reconnaître, ou y voir ses amis offensés, etc. etc.
Montesquieu énumère ensuite les différentes espèce de rire; ce sont:
- le rire à gorge déployée, ou rire indécent;
- le rire gracieux, ou le sourire; 
- le rire de dignité, ou de protection; 
- le rire niais, qu'il faut distinguer du rire ingénu;
- le rire avantageux ou de pure vanité;
- le rire de civilité, de convention ou d'usage;
- le rire peiné, ou dédaigneux;
- le rire franc, sincère ou serein; qui se répand sur toute la physionomie;
- le rire hypocrite ou simulé, qu'on appelle souvent rire en dessous, rire sous cape, rire malin, ou rire sournois; encore que ce dernier doive être distingué du rire malin;
- Le rire contraint, ou celui qu'on retient en se faisant violence; 
- le rire forcé ou machinal, occasionné par le chatouillement excessif, par les blessures du diaphragme, par certains breuvages, etc.;
- le rire amer excité par le dépit, la vengeance, l'indignation, et mêlé d'un certain plaisir, le tout combiné d'orgueil. Ce rire et le rire forcé sont compris sous le nom commun de sardonien ou sardanien;
- Enfin, le rire inextinguible dont parle Homère, ou celui qu'on ne peut arrêter, et qui suscite dans les flancs, dans la gorge et dans toute la personne, une convulsion dont nous ne sommes plus les maîtres.
Les passions qui s'ajoutent comme causes secondaires à l'orgueil, dans l'opération du rire, sont nombreuses. L'un des ressorts les plus actifs est la surprise. L'auteur du traité cite, sous le nom de Montesquieu, beaucoup de manières d'exciter le rire par le concours de la surprise:
- par improviste;
- par contradiction dans les termes;
- par contradiction sous-entendue;
- par surabondance;
- par contre-sens;
- par effronterie;
- par disparate;
- par récidive;
- par contradiction dans les usages;
- par contradiction conséquente;
- par l'emploi des mêmes termes;
- par exagération;
- par interprétation détournée;
- par abus des termes;
- par l'assemblage incohérent de deux expressions;
- par contre-attente.
Il cite, à l'appui de ces règles, un grand nombre d'exemple tirés des poëtes comiques anciens et modernes.
Si cette brochure dont nous venons de donner l'analyse ne satisfait pas complètement la raison, du moins elle flatte l'imagination, excite la curiosité, et invite à méditer sur l'un des phénomènes les plus singuliers de notre nature.

Le Magasin pittoresque, septembre 1838.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire