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dimanche 8 juin 2014

Causerie.

Causerie.

Décidément, il paraît que ce sera merveilleux; les plus sceptiques commencent à en convenir; moi-même, je suis obligée de me rendre.
- Mais de quoi parlez-vous?
- Eh! de quoi puis-je parler, si ce n'est de l'Exposition; croyez-vous qu'à Paris, il soit loisible de s'entretenir de ce que l'on veut? Si vous conservez cette illusion, c'est que vous ne connaissez pas notre ville électrique enveloppée tout entière d'un fil conducteur, lequel chaque jour, donne le mot d'ordre à toutes les langues, à tous les cerveaux, à tous les cœurs. En janvier, l'on fit de la politique; les œillets rouges se vendaient 50 centimes et les musiciens chantaient les Auvergnats. En février, ce fut le bal qui prima tout. Mais je vous entend me dire:
- Comme il doit être difficile de ne pas se répéter, de ne pas dire comme tout le monde, quand on traite comme cela pendant trente jours un sujet unique.
- Point du tout, mesdemoiselles, rien n'est plus aisé, et je puis en citer un exemple.
- Sortez-vous beaucoup, mademoiselle?
- Oui, monsieur.
- Avez-vous été à la ravissante fête du prince K... ski?
La jeune fille, qui sait parfaitement qu'elle n'y a pas été, cherche attentivement dans ses souvenirs.
- Non, dit-elle enfin, j'ai donné ce soir-là la préférence à la comédie qu'on jouait chez la comtesse Pov... ska, vous connaissez?
Le jeune homme connaît d'autant moins que la dite comtesse est une malice éclose dans la tête de sa danseuse; aussi, après avoir affirmé qu'il était l'ami intime d'un neveu de cette belle étrangère, il revient au début de la conversation:
- Cette fête du prince K... ski était merveilleuse; il avait exposé sa collection de bronzes dans le grand hall du rez-de-chaussée et, entre chaque statue, il y avait une azalée; c'était d'un effet unique.
La jeune fille revient à sa place et l'hôte du prince K... ski invite une autre danseuse, tandis que sa partenaire s'envole au bras d'un cavalier quelconque; dans le tourbillon de la valse, les deux groupes se croisent et l'oreille fine de la jeune fille n° 1 perçoit ces mots, sans suite: "... grand hall... bronzes... azalées... "
Il y a une autre variété de danseurs, non moins intéressante; c'est celle du conducteur de cotillons. La veille du bal, il vient, avec le tapissier et le glacier, voir les salons et les accessoires; il essaie le baudrier bleu, ou le chapeau rouge qui doit le distinguer du commun des mortels, le faire roi pendant deux heures. Il vient à la fête avec deux paires de gants et un col de rechange; il a des regards d'intelligence avec la fille de la maison, parle bas au domestique de confiance. Il se ménage et reste pendant une bonne partie de la soirée assis dans un fauteuil, tandis que de pauvres jeunes filles font tapisserie autour de lui.
- Monsieur, articule humblement la maîtresse de céans, voudriez-vous faire danser mademoiselle X... qui se morfond sur sa chaise?
- Impossible, madame, le cotillon va commencer, je me repose un instant; et il va au buffet.
Il y a encore le novice, élève de Stanislas, affamé de valse, mais si jeune, si menu, qu'il cherche instinctivement la danseuse la plus épaisse, la plus lourde, munie d'yeux à fleur de tête et de bras rouges; il lui semble ainsi arriver à une moyenne raisonnable. Il fait tourner sa danseuse comme une toupie, la jette dans tous les groupes, la cogne à toutes les portes et lui demande cinq valses à la suite en la reconduisant à sa place.
Et le monsieur qui bostonne!... Oh! celui-là, ce n'est plus un roi, c'est un dieu! Culottes courtes, jambes et attitude du colosse de Rhodes; il ne danse pas, il marche et fraie ainsi un chemin triomphal à sa danseuse qu'il tient bras tendu et fait voltiger à droite, à gauche, en avant, en arrière. La jeune fille saute, glisse, tourne, palpite sur place; sa petite main gantée posée sur l'avant-bras du danseur, ce qui rejette son coude, rose et pointu, en dehors de la ligne du buste et lui permet de tenir son éventail sur l'épaule, comme un petit fusil dont l'extrémité caresse son cou mignon. Voici le dernier genre; avis.
Ah! mon Dieu! Je devais parler de l'Exposition; quelle tangente! vite nous y voici.
Eh bien, oui, je suis convertie à la tour Eiffel. Jusqu'à présent, je me disais c'est un beau travail, un échafaudage gigantesque, mais l'effet artistique est nul; on n'a même pas l'impression de la grandeur de cette masse qui se dresse devant vous.
Un soir de carnaval précisément, et c'est ce rapprochement d'idées qui m'a fait verser dans le cotillon et le boston tout à l'heure, par une soirée fort obscure, dis-je, je m'en allais en tête à tête avec une petite polichinelle de mes amies, dans un fiacre cahotant, le long du quai, lorsqu'en mettant le nez à la portière, j'aperçus je ne sais quoi de grandiose et d'écrasant tout à la fois; une ombres gigantesque, presque menaçante tant elle montrait de force tranquille. Je regardai instinctivement ma petite polichinelle, frêle, blonde, avec son satin blanc, et ses pompons, et sa collerette vaporeuse, et puis encore le monstre de fer se perdant là-haut dans la nuit du ciel, et je restai prise par ce contraste de la petitesse humaine et de la grandeur de ses œuvres.
Mesdemoiselles, arrangez-vous pour voir la tour Eiffel par une soirée obscure, an fiacre avec une petite polichinelle bien menue à vos côtés, et vous verrez vous en aurez le frisson, comme moi.
Mars a succédé au carnaval, et tout a changé subitement; il ne s'agit plus des bronzes du Prince, mais des préparatifs en vue de l'Exposition. Les cousins de province commencent à faire les yeux doux aux tantes de Paris, lesquelles s'ingénient à trouver de la place pour six, là où l'on était à l'étroit à quatre. N'importe, on invite ses séries, on fait des provisions, car certaines âmes timorées craignent la faim, tant on annonce d'étrangers. Les propriétaires commencent à relever leur front courbé sous le poids des soucis et des écriteaux qui se balancent depuis cinq ou six termes à la porte de leurs immeubles. Courage, bons propriétaires, voici les visites qui assiègent votre concierge, vous aurez encore des beaux jours.
Et les cochers de fiacre, en voilà qui sont contents! Pauvres cochers dont on dit tant de mal, et parmi lesquels il y a encore tant de braves gens! Il y a quelques semaines, on me présentait une femme, avec pressante recommandation de l'utiliser. Elle avait un air honnête qui m'intéressa tout aussitôt;
- Que voulez-vous faire? lui demandai-je.
- Ce que madame voudra, pourvu que je gagne quelque chose, de quoi nourrir mon mari, et ses yeux se remplirent de larmes.
- Il est malade votre mari?
- Non, madame, il a vingt-huit ans, il était cocher; l'hiver a été rude, il n'a pas plus en janvier, les visites du jour de l'an se sont faites à pied; en février, peu de bals, parce que les affaires ne vont pour personne; alors au lieu de gagner de l'argent, quand mon mari avait versé quinze ou seize francs pour sa journée au patron, il n'en rapportait que cinq ou six; quand il eu mangé toutes nos économies, il n'a pas pu continuer; et depuis, il ne travaille plus.

Journal des Demoiselles, avril 1889.

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