Le corbeau et le renard.
apologue oriental
Un philosophe a essayé de prouver que les fables de la Fontaine ne devaient pas être enseignées à l'enfance, parce que la morale en est souvent dangereuse. Il a fait, en particulier, une analyse très longue et très amère de la fable du Corbeau et du Renard, s'arrêtant à chaque vers, pesant chaque mot, épiloguant sur une inversion, sur un terme figuré ou trop poétique, une expression proverbiale, une périphrase, qui pouvaient, dit-il, dérouter l'intelligence des enfants. Il y a dans cette critique quelque vérité, mais aussi beaucoup d'exagération.
Sans vouloir préjuger quel eût été le sentiment de Jean-Jacques sur l'apologue oriental suivant, dont le sujet est au fond le même que celui de la Fontaine, mais avec quelques circonstances toutes différentes, il est permis de penser qu'il eût pardonné peut être à la tromperie du Renard, en faveur d'une certaine répartie que l'auteur met dans la bouche du Corbeau.
"On raconte qu'un Corbeau enleva un morceau de chair et se percha sur un arbre pour le manger. Un Renard qui l'aperçut vint vers lui et lui tint ce discours:
"En vérité, tu es un Corbeau charmant! Tes formes sont gracieuses, ton naturel est excellent; il y a peu d'oiseaux qui t'égalent en beauté et en perfection, et tu n'as qu'un seul défaut.
- Quel est, dit le Corbeau en l'interrompant, le défaut que tu remarques en moi?
- C'est, dit le Renard, qu'il y a dans le son de ta voix, je ne sais quoi de choquant et de désagréable.
- Fais-le moi remarquer, dit le Corbeau, afin que je m'en corrige.
- Croasse, dit le Renard."
Le Corbeau croassa.
"- Croasse plus fort que cela!" lui cria le Renard.
Le Corbeau, pour croasser plus fort, ouvre son large bec et laisse tomber le morceau de chair. Le Renard s'en étant saisi, le Corbeau lui dit:
"-Quoi! c'est pour cela que tu as employé la ruse? Si tu me l'avais demandé, je t'en aurais fait présent sans difficulté.
- Je n'ai encore vu personne, dit le Renard, qui s'abaisse à mendier une chose qu'il peut se procurer par son industrie, à moins qu'il ne soit dépouillé de tout sentiment de délicatesse."
Cet apologue, assurément, n'est pas plus fait pour l'enfance que la fable de la Fontaine; on remarquera cependant que le tour en est franc et naturel. D'abord, ce n'est point un fromage que le Corbeau tient dans son bec; chose fort difficile, et que le philosophe dont nous avons parlé blâme justement. L'auteur ensuite ne peint point le Corbeau comme un vaniteux ridicule et qui mérite une leçon: il lui donne au contraire, une véritable modestie, avec le désir de se corriger de ses défauts. Le Renard, non plus, n'a point le caractère d'un bas flatteur: il nomme les choses par leur nom; il dit au Corbeau: Croasse. Le Corbeau attache, enfin, par sa sincérité et son désintéressement. Il n'éprouve aucune confusion de la malice du Renard; il ne jure point, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendra plus; il s'étonne seulement qu'on ait fait tant de frais pour un morceau de chair; et la réplique du Renard prouve tout au plus qu'il est honteux lui-même de sa ruse.
Magasin Pittoresque, 1851.
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