Insultes à la France.
Voyant s'approcher le printemps, M. Pivre, négociant en vins et spiritueux, résolut de faire repeindre la façade de son magasin.
M. Pivre, au lieu de mettre sa boutique sous le patronage d'un Borgia quelconque avait eut le toupet de prendre cette enseigne:
AUX VIGNOBLES FRANÇAIS.
L'ouvrier se mit au travail.
Il commença par gratter la peinture de la trompeuse enseigne*. Il gratta l'A, il gratta l'U, il gratta l'X, il gratta le V, il gratta...
Non, il allait se mettre à gratter l'I, quand midi vint à sonner.
C'est une vieille coutume administrative chez ce peintre d'aller déjeuner chaque fois que sonne midi.
Il fit ce jour-là comme il faisait tous les jours, et lâchant son ouvrage, se dirigea vers un restaurant.
Machinalement, un passant qui passait par là, comme l'indique son nom, leva les yeux vers l'enseigne et lut, non sans stupeur, ces mots:
IGNOBLES FRANÇAIS.
Puis ce fut un second passant qui joignit son étonnement à celui du premier.
Et savez-vous comment bientôt s'appelèrent les passants arrêtés? Ils s'appelèrent légion!
Et ce fut une légion hurlante d'indignation.
- Sale Prussien! criaient les uns.
- Cochon d'Italien! vociféraient les autres.
Quelques cailloux, que je n'hésite pas à attribuer à la malveillance, brisèrent les vitres et même les litres, et en général tous les objets en verre.
M. Pivre, attiré par tout ce fracas, et n'en devinant pas la cause, voulut réagir.
Ah! il fut bien reçut, M. Pivre!
- A l'eau, le sale Prussien! A l'eau le cochon d'Italien!
Et un vieil ouvrier criait:
- Dire qu'on s'est fait casser la figure à Magenta pour ces gens-là! que ça nous serve de leçon!
Cependant, le badigeonneur avait déjeuné.
Il venait reprendre son ouvrage.
Sans souci de la cohue, il grimpa sur son échelle et gratta. Il gratta l'I, il gratta le G, il gratta...
Non. Il allait se mettre à gratter le N quand une clameur s'éleva, d'enthousiasme et de pardon!
On lisait maintenant:
NOBLES FRANÇAIS.
La foule se retira satisfaite.
Et on dit que les Français sont difficiles à gouverner!
Alphonse Allais.
Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 15 septembre 1907.
* Nota de Célestin Mira:
Ce récit se déroule alors que la "révolte des Gueux" dans le midi de la France bat son plein, liée à la surproduction des vins, à l'importation massive de vins espagnols, italiens et algériens, et aux vins frelatés fabriqués à partir de raisins secs ou même sans raisin! Voir: https://fr.wikipedia.org/wiki/Révolte_des_vignerons_de_1907
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