Le sportsman en chambre.
Ce n'est pas "en chambre" qu'il faudrait dire: "en rue"; car notre sportsman n'a pas d'autre turf que le pavé de la République, d'autre ring que la salle des dépêches d'un journal bien renseigné, d'autre pesage que le mastroquet voisin.
Il n'est que le cousin bien éloigné et bien déplumé du gentleman d'Epsom, des clubmen de La Marche et de Chantilly, des habitués de Longchamp et d'Auteuil et même des "demi-castors" qui fréquentent Saint-Ouen et Maisons-Laffite.
Les sportmen sédentaires ont toutes les émotions des courses, moins le spectacle. Ils avalent sans regarder. Ils parient de loin, à travers les espaces infinis qui séparent la rue de Provence du champ de course. La veille, informés par des journaux de sport ignorés, ils se sont glissés chez d'obscurs bookmakers cachés au fond de cours mystérieuses, et ils ont fait leurs paris nébuleux, dont le plus gros ne dépasse pas dix francs. Les derniers enjeux de cent sous et de deux francs, se font dans la rue même à la dernière minute; au moment où le fil télégraphique apporte le télégramme qu'une main bienfaisante appliquera tout à l'heure sur la glace de la boutique.
Ils sont là, grouillants, impatients, sevrés de la joie de suivre le cheval qui porte leur espérance.
Dans cette foule, il y a de tout, des commis de magasin, des garçons coiffeurs, des garçons de cafés, d'hôtel ou de bains, le tablier à demi relevé, la serviette autour du cou. Quelques concierges en calotte, quelques vieilles joueuses, des ouvreuses, des portières et quelques blouses d'ouvriers sans travail ou plutôt sans désir de travail. Puis, des philosophes sans profession, à barbe inculte, à chapeaux gras et rougis, vêtus d'habits effiloqués et de chemises de quinze jours, qui ne parient pas, parce qu'ils n'ont pas le sou, mais qui pointent les coups pour se donner les émotions gratuites et s'applaudir d'avoir voulu prendre tel ou tel cheval. Les uns et les autres se sont échappés un instant de leur labeur professionnel pour aller voir s'ils ont gagné.
Combien de fois avez-vous attendu un bock qui stationnait avec anxiété devant un télégramme fraîchement arrivé! Les plus huppés parmi les désœuvrés, s'abreuvent en attendant dans un café voisin qui fait fortune et où quelques paris se constituent entre les mains loyales du garçon de salle. Le plus grand nombre piétinent dans le ruisseau et s'assoient sur la bordure des trottoirs. C'est alors qu'interviennent les placides gardiens de la paix, qui font évacuer la chaussée encombrée et pousse la masse des sportsmen dans quelque rue voisine. Deux ou trois délégués demeurent seuls devant la vitre révélatrice pour venir crier tout à l'heure le nom vainqueur. Quand celui-ci est proclamé, il y a des hourras et des imprécations, comme sur la piste de Longchamp.
La rue de Provence est l'un des points centraux où se groupent les sportsmen en chambre. C'est le turf de la petite Provence ou la petite Provence du turf, comme on voudra.
A. Millaud.
Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 4 août 1907.
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