Une exposition universelle
180 ans avant Jésus-Christ.
180 ans avant Jésus-Christ.
Le souverain égyptien Ptolémée VI, surnommé Philométor, -par antiphrase à cause de la haine qu'il portait à sa mère-, était l'arrière-petit-fils d'un soldat de fortune macédonien. A cette époque où la Grèce débordait sur l'Asie, comme au lendemain de la Révolution française la France sur l'Europe, le métier des armes menait à tout: l'enfant de troupe était devenu roi d'Egypte, le pays le plus riche du monde ancien.
Napoléon disait parfois:"Que ne suis-je mon petit-fils?" Ptolémée-Philométor, séparé par plusieurs générations du fondateur de sa dynastie, pouvait donc étaler tout le faste d'un monarque, sans qu'un seul témoin pût lui rappeler son arrière grand'mère, la trop coquette Arsinoé. Aussi résolut-il un jour d'exhiber à Alexandrie, dans une fête, aux yeux émerveillés de la foule, des spécimens de toutes les richesses de l'Egypte.
Callixène, de Rhodes, nous a conservé, dans son Histoire d'Alexandrie, le récit de cette fête, qui fut, comme on le verra, une véritable "Exposition", mais dans une forme singulière, comme pouvait la concevoir un despote 180 ans avant l'ère chrétienne. Cela ne dura qu'un jour, et il y eut une marche triomphale, puis un banquet dans un palais construit pour cette solennité, et dans lequel n'étaient admis ni les soldats, ni les ouvriers, ni les étrangers, rassemblés d'ailleurs dans des locaux séparés.
Le cortège comprenait, d'abord, les différents corps de troupe, bannières déployées; puis de nombreux silènes couronnés d'or; 40 satyres en robe de pourpre; des victoires aux ailes d'or; 120 enfants en tunique de pourpre, portant de l'encens, de la myrrhe et du safran dans des bassins d'or. Suivait un groupe de personnages mythologiques entourant la statue de Bacchus, haute de "dix coudées" (5 mètres), placée sur un char traîné par 180 hommes. Des troupes formées de bacchantes et de Lydiennes précédaient un autre char traîné par 60 hommes et portant une statue couronnée de raisins d'or, enrichis de pierreries. Sur un troisième char, 60 satyres foulaient des raisins dans un immense pressoir et le vin doux coulait le long du chemin. Le char suivant, tout aussi magnifique, était accompagné de 120 satyres et silènes, dansant autour d'une"outre contenant 3.000 métrètes", et d'un "cratère d'argent, à bordure d'or, enrichie de pierreries, d'une capacité de 600 métrètes". Le métrète équivalant à 27 litres, le foudre contenait donc 810 hectolitres, ce qui est déjà assez raisonnable; 600 hommes étaient attelés au char splendide qui portait ce tonneau et cette coupe digne de Gargantua.
Nous passons sur les cuves colossales d'argent et d'or, sur les amphores, trépieds et ustensiles en or rehaussé de pierres fines. Notons seulement au passage 1.600 enfants portant des vases en métal précieux, un char portant de grands personnages en tunique de drap d'or et traîné par 500 hommes; un autre char représentant le triomphe de Bacchus que suivaient 500 petites filles en tunique pourpre et couronnées d'or et 120 satyres aux armures d'argent et de bronze; des éléphants, des chameaux chargés d'énormes quantités d'encens, de cinnamones et d'aromates des Ethiopiens avec 600 dents d'éléphants, 2.000 troncs d'ébène, 2.400 chiens de l'Inde et d'Hyrcanie; 150 hommes portant des arbres où étaient suspendus toutes sortes de bêtes sauvages et de volatiles; dans des cages, des paons, des perroquets, des faisans et nombre d'autres oiseaux d'Ethiopie; 130 moutons du même pays, 300 de l'Arabie, 26 bœufs des Indes; un grand ours blanc et 3 oursons, 14 léopards, 16 panthères, 4 lynx, une girafe, un rhinocéros; enfin, d'autres chars portant des images de rois et de dieux, des trésors d'ivoire et d'or, et un thyrse d'or de 90 coudées; derrière, 24 grands lions, un char de 600 adolescents, dont 300 citharistes; 2.000 taureaux d'une seule et même couleur, ayant les cornes dorées et le fronton d'or. Sur le trône de PtoléméeSoter était une couronne d'or massif du poids de 10.000 pièces d'or; auprès de 150 autels avec torches d'argent, 9 trépieds de Delphes en or, 7 palmiers, 3.200 couronnes d'or, dont une enrichie de pierreries mesurait 80 coudées de circonférence; des cuirasses et des foudres colossales en or et en argent; 400 chariots portant la vaisselle d'or et l'argenterie. Cet interminable cortège était accompagné de 57.600 hommes d'infanterie et 23.200 cavaliers.
Aux abords du palais qu'on avait improvisé, l'arboriculture était représentée par ses plus rares essences, de façon qu'on marchait à l'ombre. L'horticulture avait fourni ses plus belles fleurs qui formaient un véritable tapis sur le parcours du cortège, qui foulait aux pieds roses, lotus et lauriers odorants.
Quant à l'immense salle où devait être donnée la fête, elle se composait d'une nef principale de forme carrée, recouverte d'un velum de pourpre à bordure blanche. Sur trois côtés régnaient des galeries ou péristyles, ornés de massifs de myrtes et de lauriers; des peaux d'animaux y étaient suspendues ainsi que des tuniques de drap d'or et des vêtements sur lesquels était brodée l'image des rois; des boucliers d'or et d'argent étaient appendues aux murailles. Dans des espèces de niches profondes avaient été placés des mannequins représentant les tragédiens célèbres dans leurs rôles les plus populaires.
L'art n'était donc pas oublié dans cette fête, non plus que la curiosité. Ainsi on avait exposé cinq animaux sculptés dans le marbre et les tableaux bien connus de l'école de Sicyone. Deux cents tables étaient dressées devant des lits à gradin d'argent, recouverts de tapis persans "dont le tissu représentait divers animaux du dessin le plus parfait", cent lits d'or à pieds de sphinx , au fond de la salle, cent cuvettes d'argent avec leur aiguière; en face, une table surchargée de vases, de calices et de coupes, véritables chefs-d'oeuvre de l'orfèvrerie, où l'or dominait d'ailleurs comme partout. Enfin, on voyait sur les combles de la table, plusieurs aigles d'or haut de 15 coudées et "regardant en face".
L'impression générale fut, paraît-il, celle qu'avait ambitionnée le maître. Tout le monde s'extasia devant ces trésors si somptueusement étalés.
On voit que la fête décrite par Callixène était bien une "Exposition" qui, dans certaines parties, prenait un caractère universel. Elle ne dura qu'un jour, il est vrai, sous une forme extraordinaire et singulière, mais on y vint de tous les points du vieux monde connu: on y trouve avec les ouvriers et les exposants, les visiteurs et les étrangers. La peinture et la sculpture, l'agriculture et l'industrie étaient représentées d'une façon originale et particulière. A côté de l'Exposition artistique, dont la section étrangère contient des spécimens venus des pays lointains, des Indes et de l'Ethiopie, l'archéologie et la "haute curiosité" ont leur part dans cet ensemble de merveilles.
Le despote donna-t-il des récompenses aux auteurs des chefs-d'oeuvre dont il tirait si grande vanité? L'historien est muet. En tous cas, comme dans les combats gymniques qui suivirent, les encouragements auraient consisté en quelques fragments de cet or exhibé avec tant de profusion et d'ostentation. Jusqu'à nos jours, on ne connut guère d'autres encouragements.
Dans une grande exposition de l'industrie comme celle que le monde admire actuellement, il y a, outre la manifestation des forces vives des nations et de la lutte commune soutenue par l'humanité pour l'amélioration de son sort, une source incontestable de progrès scientifique et artistique. Peut-être le monarque égyptien avait-il songé à cela au point de vue spécial de son empire: quoi qu'il en soit, le fait raconté par Callixène ne s'est plus reproduit qu'après la Révolution française, ou du moins, s'il s'est reproduit, on n'en a conservé aucune trace.
B. Guliet.
Journal des Voyages, dimanche 23 juin 1889.
Nous passons sur les cuves colossales d'argent et d'or, sur les amphores, trépieds et ustensiles en or rehaussé de pierres fines. Notons seulement au passage 1.600 enfants portant des vases en métal précieux, un char portant de grands personnages en tunique de drap d'or et traîné par 500 hommes; un autre char représentant le triomphe de Bacchus que suivaient 500 petites filles en tunique pourpre et couronnées d'or et 120 satyres aux armures d'argent et de bronze; des éléphants, des chameaux chargés d'énormes quantités d'encens, de cinnamones et d'aromates des Ethiopiens avec 600 dents d'éléphants, 2.000 troncs d'ébène, 2.400 chiens de l'Inde et d'Hyrcanie; 150 hommes portant des arbres où étaient suspendus toutes sortes de bêtes sauvages et de volatiles; dans des cages, des paons, des perroquets, des faisans et nombre d'autres oiseaux d'Ethiopie; 130 moutons du même pays, 300 de l'Arabie, 26 bœufs des Indes; un grand ours blanc et 3 oursons, 14 léopards, 16 panthères, 4 lynx, une girafe, un rhinocéros; enfin, d'autres chars portant des images de rois et de dieux, des trésors d'ivoire et d'or, et un thyrse d'or de 90 coudées; derrière, 24 grands lions, un char de 600 adolescents, dont 300 citharistes; 2.000 taureaux d'une seule et même couleur, ayant les cornes dorées et le fronton d'or. Sur le trône de PtoléméeSoter était une couronne d'or massif du poids de 10.000 pièces d'or; auprès de 150 autels avec torches d'argent, 9 trépieds de Delphes en or, 7 palmiers, 3.200 couronnes d'or, dont une enrichie de pierreries mesurait 80 coudées de circonférence; des cuirasses et des foudres colossales en or et en argent; 400 chariots portant la vaisselle d'or et l'argenterie. Cet interminable cortège était accompagné de 57.600 hommes d'infanterie et 23.200 cavaliers.
Aux abords du palais qu'on avait improvisé, l'arboriculture était représentée par ses plus rares essences, de façon qu'on marchait à l'ombre. L'horticulture avait fourni ses plus belles fleurs qui formaient un véritable tapis sur le parcours du cortège, qui foulait aux pieds roses, lotus et lauriers odorants.
Quant à l'immense salle où devait être donnée la fête, elle se composait d'une nef principale de forme carrée, recouverte d'un velum de pourpre à bordure blanche. Sur trois côtés régnaient des galeries ou péristyles, ornés de massifs de myrtes et de lauriers; des peaux d'animaux y étaient suspendues ainsi que des tuniques de drap d'or et des vêtements sur lesquels était brodée l'image des rois; des boucliers d'or et d'argent étaient appendues aux murailles. Dans des espèces de niches profondes avaient été placés des mannequins représentant les tragédiens célèbres dans leurs rôles les plus populaires.
L'art n'était donc pas oublié dans cette fête, non plus que la curiosité. Ainsi on avait exposé cinq animaux sculptés dans le marbre et les tableaux bien connus de l'école de Sicyone. Deux cents tables étaient dressées devant des lits à gradin d'argent, recouverts de tapis persans "dont le tissu représentait divers animaux du dessin le plus parfait", cent lits d'or à pieds de sphinx , au fond de la salle, cent cuvettes d'argent avec leur aiguière; en face, une table surchargée de vases, de calices et de coupes, véritables chefs-d'oeuvre de l'orfèvrerie, où l'or dominait d'ailleurs comme partout. Enfin, on voyait sur les combles de la table, plusieurs aigles d'or haut de 15 coudées et "regardant en face".
L'impression générale fut, paraît-il, celle qu'avait ambitionnée le maître. Tout le monde s'extasia devant ces trésors si somptueusement étalés.
On voit que la fête décrite par Callixène était bien une "Exposition" qui, dans certaines parties, prenait un caractère universel. Elle ne dura qu'un jour, il est vrai, sous une forme extraordinaire et singulière, mais on y vint de tous les points du vieux monde connu: on y trouve avec les ouvriers et les exposants, les visiteurs et les étrangers. La peinture et la sculpture, l'agriculture et l'industrie étaient représentées d'une façon originale et particulière. A côté de l'Exposition artistique, dont la section étrangère contient des spécimens venus des pays lointains, des Indes et de l'Ethiopie, l'archéologie et la "haute curiosité" ont leur part dans cet ensemble de merveilles.
Le despote donna-t-il des récompenses aux auteurs des chefs-d'oeuvre dont il tirait si grande vanité? L'historien est muet. En tous cas, comme dans les combats gymniques qui suivirent, les encouragements auraient consisté en quelques fragments de cet or exhibé avec tant de profusion et d'ostentation. Jusqu'à nos jours, on ne connut guère d'autres encouragements.
Dans une grande exposition de l'industrie comme celle que le monde admire actuellement, il y a, outre la manifestation des forces vives des nations et de la lutte commune soutenue par l'humanité pour l'amélioration de son sort, une source incontestable de progrès scientifique et artistique. Peut-être le monarque égyptien avait-il songé à cela au point de vue spécial de son empire: quoi qu'il en soit, le fait raconté par Callixène ne s'est plus reproduit qu'après la Révolution française, ou du moins, s'il s'est reproduit, on n'en a conservé aucune trace.
B. Guliet.
Journal des Voyages, dimanche 23 juin 1889.
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