Causerie du 22 mars 1902.
Avez-vous visité l'exposition d'aviculture? J'espère que oui, car l'exposition sera close quand paraîtront ces lignes, et vous auriez vraiment perdu la plus belle occasion du monde d'admirer ce que l'ingéniosité de l'homme peut tirer de la domestication des animaux.
Bien entendu, je ne vais point vous promener, tout au long de cette causerie, devant les cages-mues et volières, où pépiaient, cancanaient, caquetaient, sifflaient, grisolaient, jacassaient de toutes les façons les représentants de la gent emplumée. Mais comment ne pas signaler au passage ces poules et coqs faveroles, au jabot merveilleux, aux bottes de plumes haut montantes comme les bottes de l'écuyère? Et ces orkington noires et massives, ces brahma huppés, ces malines en gris clair, ces coucous de Transylvanie au cou saignant et déplumé comme ceux des dindons et des vautours! Et les canards, pékin, aylesbury, barbarie, rouennais; les oies siamoises, égyptiennes, de Guinée, de Toulouse, de tous les pays du monde jusqu'à une petite oie frisée native d'Angleterre! Et les pintades grises, blanches, panachées! Et les pigeons, les montaubans blancs, les romains bleus, les grands boulants français, les queue-de-paon ocellés! On n'en finirait plus de tout énumérer.
L'avouerai-je cependant: poules, coqs, oies, pintades, canards, ces oiseaux de basse-cour m'ont causé moins de plaisir que les beaux spécimens d'oiseaux exotiques exposés, dans les serres de la ville de Paris, par le jardin zoologique d'Anvers. Prodige de la domestication! Les directeurs de ce jardin sont parvenus à apprivoiser des espèces considérées jusqu'ici comme particulièrement associables et farouches. Telles les poules d'eau du Brésil et les sultanes d'Egypte au plumage d'un bleu de saphir. J'ai vu des courlis dorés, des garzettes, des petits hérons roses, même un ibis sacré qui répondaient à l'appel des éleveurs, venaient picorer dans leurs mains.
Mais le miracle, ce sont les kamichis, gros échassiers de la Nouvelle-Zélande et de l'Australie, à la robe quelque peu sale, au chef panaché de plumes raides, l’œil rond, la mine bourrue, l'air de gendarmes en tournée d'inspection. De fait, on a réussi à les transformer en de vrais gendarmes. Pour ne pas payer d'aspect, les kamichis sont fort intelligents et peuvent remplacer avec avantages les meilleurs chiens de berger: on les dresse à garder les troupeaux d'oies, de dindes, de moutons. Leur vigilance, leurs coups de bec acéré maintiennent un ordre admirable dans la caravane. Que ne ferait-on point des kamichis? Un humoriste a suggéré que ce pourrait bien être les domestiques de l'avenir. Car vous connaissez la nouvelle, les domestiques à deux pattes, tant hommes que femmes, deviennent d'une telle exigence que, dans le monde, on est en train de chercher un biais pour s'en passer.
Ce biais, quelques personnes croient même l'avoir trouvé: c'est le corinthianisme. La mode du corinthianisme, si nous croyons M. Arsène Alexandre, a pris naissance, l'été dernier, dans les châteaux où l'on s'ennuie. Une maîtresse de maison, ne sachant quelle distraction offrir à ses invités, leur fit faire une partie de corinthianisme. Les domestiques virent alors avec surprise les nobles invités de leur hôtesse arroser le jardin, secouer les tapis, cirer les chaussures, faire la cuisine, - et même la manger, quoiqu'elle fût détestable: le petit jeu du jour était lancé. Il ne restait plus qu'à le propager, ce qui ne tarda guère avec l'instinct imitatif qui distingue l'animal nommé homme. Maintenant, n'allez pas croire qu'en ce moment, à Paris, tout le monde soit corinthien à ce degré: on parle beaucoup de corinthianisme parce qu'il faut bien parler de quelque chose, mais on le pratique encore assez peu. C'est plutôt un sport d'été qu'un sport d'hiver, et les belles corinthiennes de l'été dernier n'ont pas, cette saison renoncé aux services de leur femme de chambre. Ce sont toujours des cochers à gages et non des "cavaliers servants" qui mènent leur coupé. Enfin, il fait tant de boue, à Paris, pendant l'hiver, que peu de gens "chics" sont assez corinthiens pour décrotter eux-mêmes leurs bottines et brosser eux-même leurs vêtements...
Tiburge.
La Veillée des Chaumières, 22 mars 1902.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire