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mercredi 28 mars 2018

Le "Teur".

Le "Teur".


On ne sait pas trop, en somme, si on le sait assez, ce que c'est qu'un Turc, et l'ethnographie n'est pas encore fichue de nous l'apprendre. De cette race tartare, qui nous vient du Turkestan, et qui est appelée à y retourner, de ces Turkmènes ou Turcomans, dont un million à peine d'autochtones promène ses tentes de feutre dans le pays de Balkh et s'y mange le nez avec les Kirghiz et les Usbegs, il n'est pas aisé de définir combien sont mêlés, dans l'empire ottoman, aux autres races qui le composent. En tout cas, je ne me chargerais pas de la besogne, même pour beaucoup d'argent, je vous donne ma parole d'honneur.
Les Turcs, dit-on, les vrais descendent de ce Teucer, dont parle Homère, qui fonda la race des Teucriens, c'est à dire des Troyens.
Mais, pour nous, le Turc s'est, depuis longtemps, dépouillé du Teucrien ou troyen, et il n'en reste plus que bête brute particulière et tout à fait idiosyncrasique, dont, sous le nom de "Teur", on fait peur aux petits enfant occidentaux de la chrétienté.
Peur légitime, assurément, nous en avons la preuve, mais mélangée d'une bouffonnerie qui la dissipe, et, si vous me permettez ce mot, qui la polichinellise. Le "Teur" est un fantoche sanglant, mais un fantoche, dont la physiologie comique a fini par se confondre avec celle même de Karagheuz*, le guignol de l'Orient, et par nationaliser jusqu'à ses obscénités et son stupre...
Je ne crois pas que le bamboche soit né à Marseille, quoiqu'il soit assez rationnel de l'admettre à cause de la communication immémoriale et directe de ce vieux port méditerranéen avec le Levant. Mais je me hâte de déclarer que, si quelques correspondants ont pour moi des lumières sur ce point, je m'en éclairerai volontiers à leurs flambeaux. A mon sentiment, le "Teur" nous est venu d'Italie par la comédie italienne, qui le tenait peut-être de la Grèce même, de la Grèce ottomanisée, s'entend.
A la comédie italienne, en effet, Molière a emprunté le mamamouchisme et ses entrées de ballets burlesques, qui ont donné le ton et formulé le type; c'est la que la littérature, elle du moins, l'a pris pour le livrer, turban et yatagan compris, à la grande risée de la rue. Le "Teur" ne serait donc que le mamamouchi molièresque, doté de l'accent méridional, qui est la gloire de la Canebière, ainsi qu'un gigot est relevé de sa gousse odorante.
Il est à observer, cependant, que, dans le mamamouchi même, il reste un peu de ce "Grand Turc", tant proverbialisé par le moyen âge, et dont les croisades avaient imposé l'image somptueuse, cruelle et fataliste à l'âme populaire. Mais le Turc n'est pas le "Teur"; là où le premier accréditait sa légende de force et de richesse, le second ne témoigne plus que d'une poltronnerie, d'une bêtise et d'une intempérance de mœurs aussi joviales que rassurantes. La satire a fait son oeuvre de déformation, et, la poupée éventrée, le son s'en échappe, à la grande joie des civilisés.
Mais qui expliquera que, de cette formidable peuplade asiatique, d'une intrépidité guerrière sans rivale peut-être et pour qui la vie n'a pas de prix et ne compte que si on la joue à la mort contre celle d'un autre, qui expliquera que, de ces conquérants de Byzance, la caricature soit sortie en poussah hébété, sourcilleux, rébarbatif et falot et que le sarrasin de nos pères ne soit plus désormais que le "Teur".
Et ce "Teur", notez-le bien, bouffon classique de nos féeries et de nos opérettes, plastron de coq-à-l'âne et de calembredaines, et rôle de niais, il n'est pas seulement le Turkmène européanisé et mêlé autres races occupantes de la Turquie d'Europe, il est tout l'Orient, et c'est ainsi que l'Occident se le représente. Aux yeux de la candide ignorance ethnologique, qui est le charme même de notre éducation et rend nos tentatives coloniales si intéressantes, tout ce qui n'est pas chrétien est "Teur". L'Arabe est "Teur". L'Arménien lui-même, oui, l'Arménien, naguère, avant que des massacres n'élucidassent sa situation de peuple asservi, était englobé dans la dénomination générale. Il est vrai que pour les "Teurs" tous les chrétiens, anglais, français, allemands, italiens, russes ou autres, catholiques, protestants ou orthodoxe, sont des giaours. Et il y a des gens qui disent que l'humanité change et progresse! Oh! pas sur la terre, dites?
Nous en sommes et nous resterons absolument au point philosophique où en était le moyen âge lequel en demeurait au même que l'antiquité, qui n'avait pas fait un pas sur la nuit des temps.
Avec leur bon sens instinctif, les simples d'esprit ont raison de simplifier les choses.
Au fond de tout, il n'y a que ceci: le "Teur" et le giaour, soit le Croissant contre la Croix, et le reste n'est que prétexte.
Unités des races, de patries, de langues, d'industries ou de finances, de tout ce que vous voudrez, les conquêtes et les revanches, et les alliances aussi, tout se noue et de dénoue dans le seul problème des latries.
Chien de chrétien, chien de musulman, chien de juif, car il y a celui-ci encore, il n'est que chiens, vous dis-je, aboyant à la lune et se dévorant autour du seau qui la reflète....

                                                                                                                Emile Bergerat.

Les Annales politiques et littéraires, dimanche 16 juillet 1908.

Nota de célestin Mira:

*


Personnages de théâtre d'ombre.


Karagheuz est le principal personnage des théâtres d'ombres grecs et turcs. Il représente un Grec vivant sous l'empire Ottoman.

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