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lundi 31 juillet 2017

Le pêcheur.

Le pêcheur.


Le Parisien n'est jamais qu'un chasseur d'occasion; en revanche il pêche de race, et sans calembour, bien entendu.
Il n'était encore qu'au maillot, que les poissons rouges des bassins des Tuileries et du Palais-Royal, autour desquels sa nourrice le promenait, excitaient déjà chez lui de vagues concupiscences; instinctivement il étendait vers eux ses menottes rosées et trouées de fossettes; il était clair qu'il eût voulus pour hochets.
Plus tard, arrivé à six ou sept ans, sa première école buissonnière eut pour prétexte son premier début dans l'art dont saint Pierre est le patron vénéré. Mais tandis que nous autres, petits provinciaux, nous nous escrimions contre les habitants de la mare de la ferme avec des engins essentiellement primitifs, une ficelle ornée d'un bouchon de bouteille, armée d'une épingle recourbée et attachée au bout d'un bâton, ce jeune adepte, en raison de sa vocation spéciale, se trouvait déjà en possession de l'outil d'un maître: une ligne de crin diaphane, garnie de la plume légère et mobile fixée à une canne de roseau, munie d'hameçons sérieux et louée deux sols à un marchand d'asticots du pont Marie! Avec de telles prémisses, il ne faut pas s'étonner que le jeune homme aille loin.
Quelquefois l'auteur de ses jours, pêcheur comme le fut son père à lui-même, comme il veut que son fils le devienne, revendique l'honneur d'inculquer à celui-ci les grandes, les saines traditions du métier. C'est sous cet œil indulgent et sévère qu'il apprend à fixer le ver rouge sur l'acier, à ferrer lestement la volage ablette. Rien ne serait plus exemplaire, plus touchant que le spectacle de ces initiations de famille, dans lesquelles, avec une gravité au-dessus de son âge, la progéniture s'absorbe dans la contemplation du bouchon, tandis que l'auteur du néophyte se partage, non sans difficulté, entre le soin de maintenir son élève dans les bons principes, et le souci de manquer lui-même son poison: mais malheureusement, ces scènes vraiment patriarcales sont quelquefois troublées par un des plus tristes sentiments dont soit affligée notre espèce: par l'envie. Elle est tellement inhérente à notre nature, que la modestie de la victoire, non plus que la tendresse d'un cœur de père, ne défendent pas des déplorables suggestions de l'amour-propre.
Un de nos vieux camarades, mort pendant le siège, non pas au Prussien, mais à ce non moins redoutable ennemi qui a si cruellement décimé les rangs de ma génération, l'absinthe, le peintre-auteur dramatique Montjoie, avait eu pour instituteur dans la science de l'hameçon son propre père, artiste distingué de l'Opéra. Un jour que celui-ci lui donnait une leçon dans les environs de Poissy, il le chargea de placer dans le filet appendu à l'un des bords du bateau, une assez belle brème qu'il venait de capturer; quelques instants après, ne se trouvant pas suffisamment saturé de l'admiration que méritait une prise si magnifique, le professeur voulut en jouir encore, et ne la trouva plus dans la poche. Sa fureur, ou plutôt son désespoir, se tourna immédiatement contre son disciple.
- Tu étais jaloux de mon poisson, s'écria-t-il, tu l'as malicieusement laissé échapper, lâche que tu es!
Je vous fais grâce de l'altercation qui s'en suivit, il vous suffira de savoir qu'un peu trop rudement bousculé par l'auteur de ses jours, Montjoie fils fit un plongeon; mais il est juste de rajouter qu'il fut immédiatement repêché par Montjoie père avec non moins d'habileté que ne l'avait été la brème, et que le pauvre homme témoigna d'un repentir aussi pathétique que touchant. Mais, quelque temps après, un jour que le danseur traitait quelques amis, il devint pensif et silencieux vers le milieu du dîner; mais bientôt s'arrachant à ses méditations:
- Il est certain que tu n'y songes plus, dit-il à son fils; mais, c'est égal, avoue que tu l'as laissé s'échapper?
Les joies bruyantes, les élans passionnés de l'adolescence se heurtent à ce penchant sans l'atténuer. Quelquefois même, le Parisien parvient à concilier ce que les esprits superficiels déclareraient inconciliable, et, mêlant l'utile au doux, utile dulci, il cueille une friture de goujons et, en même temps, s'enivre de poésie sous les vertes saulées.




Maintenant devenons plus graves:  dussent ces émules des départements en jaunir de dépit, nous leur déclarerons que comme outillage, habilité pratique, sûreté de main et autres corollaires qui font le pêcheur consommé, ils ne vont pas à la cheville de leur collègue de Paris; il y a sous les ponts de la grande ville, sur les cours d'eau de ses environs des praticiens qu'il faut considérer et révérer comme les Napoléon 1er de la corporation, et qui ont de plus le mérite d'être des types plus ou moins originaux.
Tel fut Habeneck, le frère du célèbre chef d'orchestre de l'Opéra, et ayant lui-même occupé ces fonctions à l'Opéra-Comique. celui-là se rendait tous les soirs à son bateau amarré aux bains Vigier, à la sortie du théâtre, et ne rentrait que rarement avant d'avoir vu lever l'aurore à travers les culées du pont des Arts; tel fut M. Alfred B...  naguère encore receveur général, qui ne dut cette lucrative position qu'à l'acharnement qu'il apportait à usurper chaque matin la place favorite d'un ministre des finances, beaucoup plus fameux encore par sa passion pour la pêche que par la grandeur de ses conceptions financières, lequel ne découvrit pas plus sûr moyen de se délivrer d'un compétiteur aussi entêté que de le placer.
De tous, le plus excentrique fut certainement Kresz aîné, le fondateur d'une maison et d'une fabrique d'ustensiles de chasse et de pêche qui existe encore aujourd'hui. Il avait fait une sérieuse industrie de ce qui, jusqu'à lui, était à peine un métier. Il faudrait des pages pour donner une idée de la verve, de la faconde, de l'originalité que Kresz mettait au service de ses produits. Apôtre plus ou moins convaincu de la pêche, sa passion pour son art, son humour et ses saillies inspiraient une certaine indulgence pour l'énorme calibre de ses hâbleries.
C'était lui qui prétendait reconnaître à une certaine saveur de l'eau l'espèce de poissons qui hantait le bras de rivière qu'il s'agissait d'explorer; lui qui, sur cinq ou six lignes posées sur la rive, déterminait à l'avance celle qui pêcherait, prophétie rarement démentie parce que,  s'il en fallait croire ses détracteurs, il avait toujours aux environs un compère pour accrocher un poisson à l'hameçon indiqué, lui enfin qui avait découvert que lorsque la carpe dédaignait l'amorce, ce manque d'appétit indiquait la nécessité d'une purgation et qui vendait fort cher à ses disciples, Kresz avait des disciples!, de grosses fèves cuites avec de la casse ou du séné pour remédier à l'état pléthorique des cyprins.
Un manque de tact fit cependant pâlir son étoile. Après avoir guidé des grands seigneurs, des banquiers dans les mystérieuses arcanes de la pêche, Kresz fut appelé à exercer son professorat sur les marches du trône. M. le duc d'Orléans, fils aîné du roi Louis-Philippe, le fit venir à Neuilly pour apprendre de lui à jeter l'épervier.
L'humeur joviale de Kresz, la vivacité de ses ripostes eurent un succès énorme; l'héritier présomptif et les princes ses frères, alors fort jeunes, s'amusaient beaucoup des sorties grotesques du nouveau maître. Cependant, lorsque pendant plus d'un mois on eut lancé le filet sur les pelouses, M. le duc d'Orléans désira voir autre chose que des marguerites dans les mailles de son épervier; on organisa une grande partie de pêche à laquelle toute la famille royale fut conviée.
Le roi, la reine, les princesses, étaient montés dans une grande barque qui suivait à quelque distance celle qui avait à remplir, dans l'action, le rôle principal, et dans laquelle se trouvaient les jeunes gens et leurs professeurs. Kresz tenait les avirons. Debout sur la levée, M. le duc d'Orléans apprêtait son outil, mais comme toujours, au moment décisif, le débutant avait perdu une grande partie de ses moyens; il négligeait les principes les plus essentiels, et Kresz, dont l'honneur était engagé dans le succès, maugréait avec sa véhémence ordinaire. Il avait bien mis des sourdines à son indignation dont l'éclat n'arrivait pas jusqu'à la barque royale, mais dans l'embarcation des pêcheurs on n'en perdait pas une syllabe, et l'éloquence du professeur produisait son effet ordinaire.
Au moment où l'on arrivait à l'endroit désigné pour l'expérience, lorsque le duc d'Orléans, arrondissant les bras, fit un mouvement en arrière pour imprimer l'élan à l'outil, une partie du filet se dégagea de son épaule. Kresz poussa une imprécation terrible quoique contenue: le fou rire gagna le prince qui, lâchant l'épervier, le laissa tomber dans la rivière où il s'arrondit, non pas comme une roue, mais comme un manchon.
- Décidément, Monseigneur, s'écria l'instituteur empourpré de colère, vous ne serez jamais plus adroit de vos mains qu'un porc de sa queue!
Les princes, grands et petits,  se tordaient sur leurs bancs, mais l'hilarité ne s'étendit pas à la barque royale. Le professeur fut généreusement récompensé de ses soins, mais on ne lui demanda point de continuer une éducation de pêcheur qu'il avait pourtant si bien commencée.
Le mariage lui-même ne prévaut pas contre cette passion innée du Parisien. On pêche à deux au lieu de pêcher solitaire, et c'est tout; puis, peu à peu, à mesure que les enfants en venant au monde agrandissent le cercle de la famille, la ligne du petit groupe qui jalonne les bords du fleuve s'allonge et s'accroît, de façon à rappeler quelque peu au canotier qui passe dans sa yole, la physionomie d'un buffet d'orgues.
Quelquefois quand, sur le retour, le Parisien s'est confiné à la campagne, tenaillé par l'ambition des matelotes plantureuses, par cupidité ou quelque sourde jalousie, il fait des infidélités à son outil favori en faveur des nasses, verveux, échiquiers ou autres engins de la grande pêche; mais ces caprices sont ordinairement transitoires, et c'est avec bonheur qu'il revient à la ligne comme à toutes les premières amours.
Ce goût est chez lui aussi vivace qu'il est caractérisé; il résiste quelquefois à l'âge et survit aux infirmités. Nous avons connu un vieux pêcheur de Nogent qui, rendu impotent par une paralysie, avait fait placer dans sa cour un tonneau plein d'eau. On y mettait des carpes et, assis dans son fauteuil, et par sa fenêtre, le podagre passait ses journées à les pêcher à la ligne.

                                                                                                           G. de Cherville.

Le Musée universel, revue illustrée hebdomadaire, premier semestre 1874.

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