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mercredi 19 juillet 2017

Les traditions de la place Maubert. part V.

Les traditions de la place Maubert. part V.

Habitants typiques.


Aujourd'hui, rappelons nos souvenirs d'enfance, ce temps où nous faisions de nombreux achats près des marchandes de petites poires d'Angleterre, lesquelles criaient d'une voix sèche et comme désespérée: A trois pour un liard les Anglais!, ce temps où des guirlandes d'ivrognes se couchaient par terre devant les boutiques de deux distillateurs rivaux; ce temps où les habitants du quartier assiégeaient soir et matin une charcuterie renommée pour son petit salé, le meilleur qu'on pût trouvé à Paris.
Combien de fois nous avons rencontré, à la place Maubert, la vieille mère Malaga!
Je la vois encore, déguenillée, portant un mauvais châle déteint; un bonnet qui, certes, ne valait pas six sous, comme celui de la Lucinda de Don César de Bazan; une robe en toile peinte, dont la crotte avait vaincu les couleurs; de mauvais souliers ayant quelque peu l'aspect de sandales.
Chacun se montrait la mère Malaga en faisant des signes de commisération. Ses traits exprimaient la misère habituelle, incurable.
La mère Malaga manquait presque de pain, mais elle ne demandait pas l'aumône, en parole du moins.
Elle était toute gonflée d'hydropisie. Elle se traînait sans cesse dans le quartier, sans doute pour fuir le sombre repaire qu'elle habitait, entre la montagne et la rue Saint-Victor.
Un jour, j'allai avec deux camarades de pension lui porter des victuailles, autant par curiosité, je l'avoue, que par esprit charitable.
Après avoir monté un escalier infect, jusqu'au troisième étage, nous essayâmes de tourner le loquet d'une porte vermoulue, celle de la chambre où logeait la mère Malaga.
- Qui va là? cria une voix enrouée, chevrotante, mais encore énergique.
- Nous savons, répondit l'un de nous, que vous êtes malade, et nous venons vous apporter quelques provisions.
- Attendez un instant, reprit la mère Malaga.
Au bout de cinq minutes environ, pendant que nous regardions par la fenêtre à guillotine du palier, la vieille entr'ouvrit avec précaution sa porte, et, prenant un accent de honte impossible à décrire:
- Oh! n'entrez pas, messieurs, dit-elle... c'est inutile. n'entrez pas, je vous en prie.
Elle vit, elle s'expliqua notre surprise, et ajouta:
- Mon taudis est trop sale!
En prononçant ces mots, elle courba la tête, reçut de nous ce que nous lui donnions, et disparut en refermant brusquement sa porte.
Depuis, j'ai bien compris la conduite de la mère Malaga à notre égard.
Cette femme, si misérable, si dépourvu de tout, espèce de recluse dans une des rues les plus affreuses de Paris, avait eu un passé splendide.
Autrefois, à Madrid, elle brillait au premier rang parmi les cantatrices. elle éblouissait tout le grand monde de la capitale des Espagnes par sa beauté, par son luxe et par l'éclat de ses fêtes. 
Béranger a pensé à la mère Malaga, qu'il avait vue, lorsqu'il a écrit le quatrième couplet de sa chanson la Pauvre femme:

Quand tous les arts lui tressaient des couronnes,
Sa demeure était un palais.
Que de cristaux, de bronzes, de colonnes,
D'équipages, de valets!...

Peu de temps après la mère Malaga, un personnage d'espèce particulière et rare florissait dans le quartier.
Il ou elle s'appelait Joséphine. Joséphine était porteur ou porteuse d'eau, car nous parlons d'un hermaphrodite que les habitants de la place Maubert ont tous connu. Joséphine s'habillait toujours en homme, portait le pantalon et la veste ronde, une calotte de velours, et un tablier bleu à bavette.
Joséphine avait la barbe bleue, rasée chaque jour. Tout le monde riait un peu de ses frisures, et ce qui faisait penser à la ranger dans les individus du sexe féminin, c'était le gonflement de sa poitrine apparaissant sous son gilet d'homme.
Mais, en voyant Joséphine fumer tranquillement sa pipe, on eût parié qu'elle appartenant au sexe masculin.
Ce personnage jouissait d'une excellente réputation. Probité, tenue, amabilité, rien ne manquait à Joséphine.
Au contraire, le père et la mère Compagnon, aussi porteurs d'eau, causaient souvent des rassemblements sur la place, parce que la femme battait le mari.
Quelle forte femme, quelle maîtresse femme que la mère Compagnon!
Tout lui était bon pour gagner quelques sous. Un incendie éclata dans le poste de la place Maubert. Pendant que la foule, émue, s'agitait pour organiser des secours, la mère Compagnon recueillait paisiblement le plomb qui fondait pour le revendre un peu plus tard.
Elle me rappelle un fait caractéristique, la lutte permanente des marchandes à éventaire se promenant tout près du marché des Carmes. Cette lutte, elles la soutenaient contre les sergents de ville chargés d'empêcher la concurrence faite aux gens qui payaient patente et place dans ledit marché.
Je passais. Une vendeuse avait une masse d’œufs plus ou moins frais sur son éventaire.
- Circulez, lui dit un sergent de ville.
La marchande n'obéit point à cette injonction.
- Je vas vous dresser un procès-verbal.
La marchande continuait à ne pas obéir.
Le sergent de ville s'avança pour confisquer la marchandise, en ajoutant: Gare au violon, la belle!
Mais la récalcitrante, pour faire la nique au représentant de l'autorité, coupa tout à coup les cordons qui tenaient son éventaire. Le fonds du magasin ambulant tomba sur le pavé.
Les œufs se trouvèrent battus pour une immense omelette.
Il fallait voir une douzaine de ménagères s'élancer, peu après, sur cette marmelade et remplir, qui une tasse, qui une casserole, qui un panier garni de papier!
Ah! dame, on n'était pas dégoûté, par nature ou par besoin, dans le quartier de la place Maubert. On ne laissait rien perdre.
Il n'y a pas longtemps qu'une femme célèbre dans son genre florissait aux abords de ce centre populeux.
Nous ne la connaissions que sous le nom de "la femme au perroquet".
Ne croyez pas qu'elle eût la moindre ressemblance avec celle de Courbet.
C'était une personne entre deux âges, dont les cheveux grisonnaient, qui portait invariablement sur son épaule ou sur un bras un perroquet, sous l'autre bras un cabas démesuré.
Elle se promenait, du matin au soir, dans les rues avoisinant la place Maubert, Saint-Etienne-du-Mont et le Panthéon.
Les uns la croyaient folle.
- Hé! la mère au perroquet! criaient les gamins en la poursuivant de leurs sarcasmes... L'oiseau parle-t-il mieux que vous?... Allez-vous à la Salpêtrière?... Donnez m'en deux sous de la petite bête!...
Elle méprisait fièrement ces "forts en gueule", et continuait son chemin, comme devaient faire les châtelaine, faucon sur le poing.
D'autres personnes, des bourgeois surtout, imaginaient que la femme au perroquet nourrissait un profond chagrin. Ils bâtissaient nombre de drames sur la vie passée. Ils imaginaient des amours malheureux, des catastrophes épouvantables...
Rien de tout cela n'était vrai. La femme au perroquet avait simplement une manie apparente; mais, en réalité, cette fantaisiste voyait la vie sous son jour le plus positif.
La femme au perroquet, assure-t-on, prêtait à la petite semaine, à gros intérêts; et elle "avait le sac".

                                                                                                                   Augustin Challamel.

Le Musée universel, revue illustrée hebdomadaire, premier semestre 1875.

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