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mardi 11 juillet 2017

Porter les culottes.

Porter les culottes.


Beaucoup de lecteurs croient sans doute que le hasard seul a donné naissance à cette locution usitée en Espagne aussi bien qu'en France. Il n'en est rien. Cette expression a pour origine une aventure vraie, que notre vieux poëte Hugues de Piaucelle raconte ainsi dans son naïf langage.
Qui a mauvaise femme nourrit chez lui mauvaise bête. C'est ce qu'a entrepris de prouver Hugues de Piaucelle, et ce dont va vous convaincre l'aventure du sire Hain et de dame Anieuse.
Sire Hain était un homme qui avait un bon métier car il excellait à raccommoder les cottes et les manteaux. Mais il avait pour femme la plus contrariante et la plus méchante mégère qui fût au monde. Demandait-il de la purée? Anieuse lui donnait des pois. Voulait-il des pois? elle lui faisait de la purée. Pour tous les autres objets c'était la même chose, et, du matin au soir, on entendait dans cette maison que disputes, querelles et injures.
Un jour qu'il était arrivé de la halle beaucoup de poisson, sire Hain, espérant qu'il serait bon marché, dit à sa femme d'aller en acheter un plat.
- Quelle sorte de poisson voulez-vous? demanda-t-elle; est-ce de mer ou d'eau douce?
- De mer, douce amie.
Là-dessus, dame Anieuse prit une assiette sous son manteau et sortit. Un instant après, elle rentra, apportant un plat d'épinards.
- Parbleu! notre femme, vous n'avez pas été longtemps, fit sire Hain en la voyant rentrer. De quoi allez-vous me régaler ce matin? Est-ce du chien de mer ou de la raie?
- Fi donc! l'horreur! avec votre vilaine marée pourrie, répliqua dame Anieuse. Vous croyez que je veux vous empoisonner, apparemment. La pluie d'hier a fait tourner le poisson, beau sire; c'est une infection, et j'ai manqué me trouver mal.
- Comment, une infection? j'en ai vu passer ce matin qui était frais comme au sortir de l'eau.
- J'aurais été bien étonnée si j'avais réussi une fois à te contenter, fit aigrement Anieuse; non jamais on a vu un homme comme celui-là pour toujours gronder et ne jamais rien trouver à sa guise. A la fin, je perds patience. Tiens, gueux, va donc acheter ton dîner toi-même et accommode-le comme tu voudras, pour moi j'y renonce.
En parlant ainsi, elle jeta dans la cour les épinards et l'assiette.
Naturellement la querelle s'envenima, et nos deux époux se mirent à crier et à pester de plus belle. Pourtant sire Hain réfléchit un instant, puis parla ainsi à dame Anieuse.
- Anieuse, tu veux être la maîtresse, et moi de mon côté, je veux être le maître; or tant que nous ne céderons ni l'un ni l'autre, il ne sera jamais possible de nous accorder. Il faut donc, une bonne fois pour toutes, prendre un parti; et puisque la raison n'y peut rien, se décider autrement. 
Alors prenant sur son établi une culotte qu'il était en train de confectionner, il la jeta au milieu de la cour.
- Nous allons tous les deux nous disputer cette culotte, mais il est bien entendu que celui au pouvoir de qui elle restera sera le maître dans le ménage, et l'autre lui obéira.
- De grand cœur, fit Anieuse, se préparant déjà à la lutte.
Afin que la victoire et les droits qu'elle apportait fussent bien constatés, les deux époux allèrent chercher pour témoins l'une la commère Aupais, l'autre le voisin Simon. On leur expliqua le sujet de la dispute. En vain le voisin Simon voulut s'y opposer et mettre la paix dans la maison.
- Le champ est pris, fit la mégère, il n'y a plus moyen de s'en défendre; nous allons faire notre devoir, faites le vôtre.
Simon, voyant la conciliation impossible, commença son office de juge, en interdisant aux combattants tout autre arme que les mains; puis, avec la commère Aupais, alla s'installer dans un coin pour veiller sur les combattants et prononcer sur le vainqueur.
La cour était grande, et le champ entièrement ouvert aux deux champions.
Anieuse d'élança la première, accablant son mari d'injures et de coups.
- Attrape ça, vilain, fit-elle, en lui lançant deux coups de poing.
- Pour toi, coquine, répliqua celui-ci par un bon soufflet.
On se dispute ensuite la culotte. Sire Hain l'empoigne de son côté, et dame Anieuse du sien. Chacun tire à soi, et bientôt, elle se déchire. On s'arrache les deux morceaux, qui ne tardent pas à en faire plusieurs autres; les lambeaux volent dans l'air avec les cris et les injures, et pendant ce temps les ongles et les mains se mettent de la partie.
Anieuse cependant trouve moyen de saisir sire Hain par la crinière, qu'elle tire de toute ses forces.
- Ah! je te tiens, vilain, et tu ne m'échapperas pas.
Et elle tirait avec une telle force, qu'elle allait le renverser et décider du sort de la bataille.
- Courage! courage! lui crie la commère Aupais.
Mais le voisin Simon levant son bâton:
- Commère, lui dit-il, si tu ne peux retenir ta maudite langue, nous aussi nous entrerons dans la danse.
Pendant ce temps, sire Hain, faisant un effort désespéré, s'était dépêtré des mains de sa femme, et, animé par la colère, il l'avait si vigoureusement poussée, qu'il l'avait cloué contre le mur.
Derrière elle se trouvait par hasard un baquet rempli d'eau par la pluie de la veille. En reculant, ses talons le rencontrèrent, et elle tomba dedans à la renverse. Hain la quitte aussitôt pour aller ramasser les débris de la culotte qu'il étale triomphalement aux yeux des juges.
Anieuse, pendant ce temps, se débattait dans le baquet et n'en pouvait sortir. Après bien des efforts, elle appelle à son secours le voisin Simon.
- Vous avouez-vous vaincue! lui demande-t-il; promettez-vous d'être désormais soumise à votre mari, de lui obéir en tout, et de ne jamais faire ce qu'il vous aura défendu?
Anieuse refusa d'abord, malgré tout ce que sa position avait de critique. Mais ayant consulté la commère Aupais, et celle-ci lui ayant représenté que d'après les lois des combats elle ne pouvait sortir de cette position sans la permission de son vainqueur, elle donna sa parole. Alors, on la releva, et on la ramena dans sa chambre, où la paix se fit entre les deux époux.
Pendant quelques jours, elle se sentit de la correction qu'elle avait reçue; mais, avec l'aide de Dieu, tout cela se passa. Elle fut fidèle au traité, et, depuis ce moment, non-seulement elle ne contredit jamais son époux, mais elle lui obéit encore dans tout ce qu'il lui plut d'ordonner.
Depuis ce jour, on dit que celui des deux époux qui commande à la maison porte les culottes.

                                                                                                         Adrien Desprez.

Le Musée universel, revue illustrée hebdomadaire, premier semestre 1875.

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