Le ténor Alvarez.
M. Alvarez, contrairement à ce que l'on pourrait croire, n'a rien d'espagnol, pas même son nom. Il s'appelle en réalité Albert-Raymond Gouron et il est né à Bordeaux en 1861.
Il n'a pas deviné d'abord les richesses qu'il avait dans le gosier.
Incorporé comme musicien dans un régiment de ligne, il fut corniste, puis sous-chef de musique. Sur les compliments qu'on lui adressa pour sa voix, il eut l'idée de se faire chanteur.
Il démissionna, prit des leçons de chant et débuta à Paris dans un café-concert. Son succès fut honorable et le conduisit au théâtre de Lyon puis au grand Théâtre de Marseille où il acquit sa première réputation.
Du Grand Théâtre de Marseille, M. Alvarez passa en 1892 à l'Opéra: l'ancien sous-chef de musique avait eu de l'avancement. Il faut dire à sa louange qu'il se semait partout à sa place; de quelque façon que la Fortune l'ait comblé, il a toujours jugé ses succès inférieurs à son mérite.
La souplesse et l'étendue de sa voix n'auraient pas suffi à le ranger parmi les ténors illustres. Ses qualités de comédien et sa belle prestance ont beaucoup contribué à rendre son nom célèbre.
Il interpréta de très nombreux rôles, notamment Roméo, Lohrengrin, Samson, Sigurd. Sa renommée passa les mers, et bientôt il faisait de fructueuses tournées en Amérique et dans toute l'Europe. Le Covent-Garden de Londres le posséda souvent; il y a créé plusieurs pièces, entre autres la Navarraise.
M. Gailhard, le précédent directeur de l'Opéra appréciait beaucoup M. Alvarez. Cette sympathie était réciproque: elle reposait chez M. Gailhard sur les recettes que lui faisait faire son ténor; quant à M. Alvarez, il goûtait surtout les huit mille francs que lui octroyait généreusement tous les mois son directeur. C'était le mieux payé des artistes de la troupe.
Il y a quelques années, il se produisit à l'Opéra un incident qui contraria fort M. Gailhard.
M. Alvarez ne voulait plus parler à sa camarade Grandjean.
Mme Grandjean ne voulait plus voir M. Alvarez.
Comme ces deux artistes étaient des vedettes appelées fréquemment à paraître ensemble sur la scène, le malheureux directeur s'entremit et tenta de tous les moyens d'opérer entre eux un rapprochement. Ses raisonnements restant sans effet, il eut recours aux séductions de sa voix.
"Prophète bien aimé, puis vivre sans toi?"
soupirait-il à M. Alvarez, avec les accents les plus tendres qu'il pouvait trouver au fond de son gosier.
"Mon cœur s'ouvre à ta voix comme s'ouvre la rose
Aux baisers du zéphyr."
chantait-il à Mme Grandjean.
Mais elle, fixant sur M. Alvarez un regard impitoyable et courroucé ne cessait de répéter:
"Va-t-en, va-t-en dans une autre patrie!"
Le directeur de l'Opéra dut céder; par galanterie, il se sépara de M. Alvarez. Il allait monter Tristan et Iseult.
Pour afficher sur son programme un nom illustre, il engagea Van Dyck, mais il regrettait son ténor favori, et disait en haussant les épaules:
- Je faisais quinze mille francs avec un ténor français qui chantait bien. Avec un ténor qui chante moins bien, je ferai vingt mille francs, parce qu'il est étranger.
Cette parole, M. Alvarez devrait la retenir: elle lui indique le moyen d'accroître la réputation dont il est si fier: se faire naturaliser belge.
Jean-Louis.
Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 28 juin 1908.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire