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dimanche 2 juillet 2017

L'éternuement.

L’éternuement.

D'où vient l'étrange coutume à laquelle certaines bonnes gens sont encore fidèles, de saluer d'un: "Dieu vous bénisse!" ceux qui éternuent. Grave question sur laquelle les savants ont depuis longtemps exercé avec plus ou moins de succès leur sagacité.
Ce qu'il y a de certain, c'est que par une coïncidence singulière, cette coutume paraît avoir existé de toute antiquité chez les nations les plus diverses.
S'il fallait en croire les fabuleuses traditions des Rabbins, l'origine de ces souhaits remonterait tout bonnement à la création du monde. Lorsque Adam fut chassé du paradis, Dieu aurait déclaré  que l'éternuement marquerait dorénavant à l'homme l'heure de sa mort, et ce funèbre pronostic se serait réalisé jusqu'au temps de Jacob. Les vœux bien naturels faits en faveur des victimes de l'éternuement, se seraient depuis lors perpétués par habitude.
Comme fantaisie, je préfère beaucoup la légende des Siamois. Si elle n'est guère plus probable, elle est du moins plus gaie.
Suivant eux, il y aurait en enfer de gros livres où s'inscrivent les péchés des hommes. Chaque fois que, pour les besoin sans doute de la tenue des livres, le grand juge en parcourt les feuillets, l'infortuné mortel dont il lit le dossier est aussitôt pris d'une irritation des muqueuses qui le fait éternuer.
D'après le père Strada, l'origine des salutations, en matière d'éternuement, remonterait à Prométhée. Ce fameux contrefacteur de Jupiter, ayant dérobé un rayon solaire dans une petite boîte pour animer une statue, le lui aurait insinué par les narines comme une prise de tabac, ce qui aurait provoqué de sa part un éternuement immédiat.
Autre légende. -Oh! sur un pareil thème, ce ne sont pas les légendes qui manquent. Au sixième siècle, sous le pontificat de Grégoire le Grand, survint, dit-on, en Italie, une horrible épidémie qui décima les populations et dont l'éternuement était le premier symptôme. Il était dès lors naturel de recommander les éternueurs à la miséricorde de Dieu.
Malheureusement, pour cette légende, il est certain que bien avant le sixième siècle, on faisait en Italie et ailleurs des vœux en faveur de ceux qui éternuaient. Notre Dieu vous bénisse! n'était que la traduction pure et simple du Jupiter t'assiste! des grecs et des Romains.
Une épigramme de l'anthologie, peu élégante, mais caractéristique, fait allusion à ce genre d'invocation.. Le poëte plaisante un de ses contemporains sur la dimension de son nez:
"Malgré ses doigts, Proclus, dit-il, n'est pas en état de se moucher, sa main étant trop petite en raison de la masse de son nez. Il n'invoque pas Jupiter lorsqu'il éternue, car il ne peut entendre son éternuement: il part si loin de ses oreilles".
Pline se demandant: Cur sternutantes salutantur? "Pourquoi on salue ceux qui éternuent?" n'élucide pas beaucoup la question. Il se borne à constater que Tibère, tenant fort à cet usage, avait grand soin de saluer ceux qui éternuaient en sa présence, et qu'il était fort mécontent si l'on oubliait d'une user de même avec lui.
"Quand vous éternuez, dit Aristote, on vous salue pour marquer que l'on trouve votre cerveau le siège de l'esprit et de l'intelligence".
Cette idée a été reprise plus tard par Montaigne.
"Parce que l'éternuement vient de la tête, dit-il, et est sans blâme, nous lui faisons cet honnête accueil".
L'hommage rendu au siège de l'intelligence n'expliquerait guère, toutefois, les superstitions nombreuses dont l'éternuement a été l'objet chez les anciens. La signification changeait souvent du tout au tout, suivant les temps, les lieux et les circonstances. Ainsi, de midi à minuit, on le regardait comme de bon augure, et de mauvais augure de minuit à midi.
Entendre un éternuement à sa droite était un signe de bonheur; à sa gauche, un signe de malheur. Plutarque rapporte qu'avant la bataille de Salamine, tandis que Thémistocle faisait un sacrifice sur ses vaisseaux, quelqu'un éternue à sa droite, et qu'aussitôt le devin Euphrantides prédit, sur ce signe, la victoire des Grecs.
C'était comme un fâcheux présage d'éternuer au sortir du lit ou au sortir de table, et celui qui se trouvait en pareil cas, victime involontaire de l'irritation des muqueuses, n'avait rien de mieux à faire pour détourner la malchance que de se recoucher ou de se remettre à manger.
On retrouve dans l'antiquité maint exemple du caractère augural attribué à l'éternuement.
Les poëtes, en parlant d'une belle femme, disaient que les amours avaient éternué à sa naissance.
Au dix-septième livre de l'Odysée, comme Pénélope vient de se répandre en imprécations contre ses prétendants, tout à coup Télémaque éternue, et à ce bruit, certainement inattendu dans un poème épique, la joie éclate aussitôt dans les traits de Pénélope.
- Entends-tu, dit-elle à Eumée, entends-tu l'augure dont mon fils confirme mon discours!
De l'Italie, les superstitieuses croyances relatives à l'éternuement passèrent évidemment chez nous.
Au septième siècle, saint Eloi, dans un sermon qui nous a été conservé, conjure ses ouailles de ne suivre en rien les usages sacrilèges des païens.
"Ne tenez compte, leur dit-il, ni des éternuements, ni des augures, ni du chant des oiseaux".
Nous n'en voyons pas moins, tant la superstition a beau jeu sur les esprits faibles, nous n'en voyons pas moins, neuf siècles plus tard, maître Michel Lescot donner, dans son volume de la Physionomie, de spécieux détails sur les augures à tirer des éternuements.
A l'en croire, si deux hommes éternuent coup sur coup en même temps, ils sont certains de réussir dans les affaires qu'ils entreprendront aussitôt. La nuit, un éternuement signifie bien, deux signifient mal, enfin deux éternuements pendant trois nuits consécutives sont un signe de mort "ou bien, ajoute le prophète, il adviendra autre dommage en la maison, ou encore très-gros gains ou profits".
Maître Michel Lescot n'est pas, comme on sait, un trop sévère augure. Il laisse de la marge aux événements.
J'ai dit que la coutume de saluer ceux qui éternuent étaient commune à de nombreux pays. il est curieux de la retrouver chez des peuples qui ne semblent avoir eu entre eux aucune communication primitive. Chez quelques-uns, elle est accompagnée des cérémonies les plus grotesques.
Par exemple, nous tenons d'anciens voyageurs que dans le royaume de Sennaor, en Afrique, lorsque le roi éternuait, ses courtisans lui tournaient le dos aussitôt, en se donnant chacun une claque sur la cuisse droite.
Au Monomotapa, c'était bien autre chose. Lorsque cet accident arrivait au souverain, tous les assistants s'empressaient aussitôt par politesse de simuler une explosion nasale semblable à la sienne. Ceux qui se trouvaient dans les pièces contiguës à la sienne n'avaient rien de plus pressé que d'en faire autant; le bruit gagnait peu à peu les pièces éloignées, se communiquait à tout le palais, puis aux maisons voisines, et se répandait à travers la capitale jusqu'à ce que, de ville en ville, l'écho en fût porté jusqu'aux extrêmes limites des Etats du prince.
Pour peu que sa Majesté fût enrhumée du cerveau, ce devait donner un singulier ouvrage à son peuple!...

                                                                                                                    Paul Parfait.

Le musée universel, revue illustrée hebdomadaire, premier semestre 1874.

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