La gabelle et l'impôt sur le sel
sous l'ancienne monarchie.
sous l'ancienne monarchie.
En France, l'impôt sur les vins rend 500 millions, celui sur les tabacs 300 millions; le sel, qui est d'un emploi plus journalier, plus général, qui pourrait être l'objet d'in impôt plus juste, en même temps que d'une perception moins lourde pour le contribuable, le sel ne rend pas 100 millions. Cette apparente anomalie n'est point un effet du hasard; aucun gouvernement n'oserait mettre sur le sel un impôt proportionné à celui qui pèse sur les autres matières, et toutes les fois qu'il a fallu lui faire subir une légère augmentation, ce n'est qu'avec les précautions les plus grandes qu'on a procédé. Aujourd'hui encore, le seul nom de gabelle met en émoi les campagnes et pourrait y exciter une émeute. La cause en est aux cinq siècles d'oppression et de souffrances que rappelle l'impôt sur le sel.
Longtemps l'industrie du sel fut libre, et il ne pesa sur cette matière de première nécessité que la redevance exigée par les barons féodaux sur tout ce dont on trafiquait sur leurs terres. Louis X le Hutin et Philippe VI de Valois furent les premiers à attribuer à la royauté le monopole exclusif de la vente du sel. Ils le firent soi-disant pour empêcher les fraudes et les abus auxquels donnait lieu la vente de sel, mais en réalité pour se procurer une grande source de revenus. Le public lui en garda rancune; aussi, lorsque, après leur mort, ces deux rois furent découpés et bouillis dans de l'eau salée, procédé qui remplaçait alors l'embaumement, on prétendit qu'ils n'avaient que ce qu'ils méritaient. Le roi d'Angleterre, Edouard III, fut plus spirituel: il appela Philippe VI l'auteur de la loi salique.
Une ressource aussi grande que l'impôt sur le sel était trop facile et trop tentante pour que les souverains ne se laissassent pas aller à en abuser. C'est ce qui arriva: à chaque événement heureux ou malheureux, l'impôt sur le sel était augmenté pour combler le déficit du trésor royal. Le roi Jean était-il fait prisonnier? il fallait payer sa rançon, et c'est le sel qui la fournissait en grande partie. François 1er mariait-il sa nièce au duc de Clèves? des fêtes magnifiques se donnaient à Châtellerault, et c'était le sel qui en faisait encore les frais. Le peuple payait, mais il se vengeait par un bon mot, selon son habitude, il trouvait que c'était là des noces salées.
Il arriva un moment où le sel fut vendu au consommateur soixante à quatre-vingt fois son prix de revient. Ce que cet impôt avait d'excessif n'était rien en comparaison de la manière dont il fut appliqué, car c'était un véritable impôt dans toute la force du mot. On pourrait croire que la faculté était laissé à chacun d'aller prendre du sel dans les greniers du roi selon ses besoins et selon sa bourse: en aucune façon. Chaque famille était taxée à un certain nombre de livres de sel qu'elle devait consommer annuellement, proportionnellement au nombre de ses membres. Tant de livres de sel pour la soupe, tant pour le lard, tant pour les autres usages, et il n'était pas permis de changer la destination de chacune de ces quantités de sel, pas plus que de les céder à un autre, qui les eut utilisées; il fallait les garder et les payer, quitte à les laisser perdre si l'on en pouvait faire usage. Des inspecteurs pris parmi les gens les plus bas, les plus grossiers, les plus ignorants, parcouraient sans cesse les maisons, se faisaient ouvrir les armoires et inventaient des contraventions qu'ils avaient intérêt à dénoncer. Les délinquants étaient traduits devant les commissaires qui dirigeaient les greniers à sel, qui prononçaient l'amende ou la confiscation séance tenante, se trouvant à la fois juge et parties, contrairement à tout principe de droit.
Ce qui résultait d'un système semblable, la citation suivante va nous l'apprendre. Voici ce qu'on lit dans un livre publié en 1559:
"Les impositions que l'on met sur le sel sont tant grandes que c'est horreur de les dire; car encore que les misérables villageoix fussent ruinez par les guerres recommencées tant de fois, néanmoins on contrainct une pauvre vefve qui n'a aucun moyen d'avoir du pain, à prendre du sel pour chaque quartier de l'année, ce qui vaut plus une fois que ce qu'elle peut gagner en toute une année. Et pour avoir paiement de ce, il est advenu en plusieurs endroits qu'on a vendu jusqu'à la poelle en laquelle on faisoit la bouillie aux pauvres innocents; et ayant emporté la paille sur la quelle couchoient les misérables enfants, on vendoit encore le pain d'avoine qu'ils avoient, en tout moyen, pour nourriture d'un jour ou deux. et néanmoins ces pauvres gens n'eussent su que faire du sel, car ils n'avoient à quoi l'employer."
De semblables scènes se renouvelaient sans cesse, car cet impôt frappait surtout les pauvres et les nécessiteux, la noblesse et le clergé ayant su se soustraire à cette charge comme à toutes les autres.
Eh bien! ces exactions n'étaient rien en comparaison de ce que l'on vit plus tard, lorsque la monarchie, lasse d'exploiter ce monopole elle-même, traita avec une compagnie qui se chargea d'exploiter pour son compte et lui paya en échange une somme fixe et déterminée d'avance. Il se passa en France, pendant deux siècles, ce qui se passe encore dans l'empire ottoman; Le cadi de chaque village reçoit ordre de lever dix mille tomans; il en lève vingt mille, en donne dix mille aux sultans et met les dix mille autres dans sa poche. Nous n'avons pas assez d'indignation quand on nous raconte des faits de ce genre; eh bien, dans l'ancienne France il en a été ainsi, et les traitants doivent être cloués au pilori de l'histoire comme une des hontes et des plaies de notre pays; Armés pour ainsi dire de l'autorité souveraine, ils pressuraient le royaume; ce que les vingt cinq mille employés de la gabelle ont causé de souffrances, ont attiré de malédictions sur la royauté, est incalculable. Leurs exactions, leurs vols scandaleux ruinèrent le pays. Pour se faire une idée de ce qu'était alors la misère, il faut lire la description faite par La Bruyère des habitants des campagnes:
"L'on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible: ils ont comme une voix articulée et, quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d'eau et de racines; ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu'ils ont semé."
Cet état de choses intolérable amena des révoltes sans nombre. Il y eu des troubles à Rouen, à Lyon, dans les Landes, en Bretagne surtout. La monarchie noya l'insurrection dans des flots de sang, et l'on peut voir dans madame de Sévigné les procédés barbares dont on usa vis-à-vis de la Bretagne.
En agissant ainsi, elle était doublement inexcusable: d'abord elle devait réprimer les vols de ses employés; puis les populations qui se soulevaient ainsi ne faisaient que réclamer des franchises jurées par les rois, vendues bien cher par eux un peu plus tard, et enfin des combats dans le genre de celui que représente notre gravure.
La répression contre la contrebande fut impitoyable. Non-seulement on pouvait tirer sur les faux-saulniers, mais ceux qui étaient pris, ceux qui était même simplement coupables de recel se voyaient condamner à aller ramer sur les galères du roi...
Pour l'honneur de l'humanité, nous voudrions rayer de semblables pages de notre histoire et oublier que plusieurs milliers de malheureux étaient chaque année plongés dans cet enfer, sans être coupables d'autre chose que d'avoir voulu se soustraire à un impôt injuste dans sa répartition, oppressif dans sa mise à exécution.
Adrien Desprez.
Le Musée universel, revue illustrée hebdomadaire, premier semestre 1875.
"L'on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible: ils ont comme une voix articulée et, quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d'eau et de racines; ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu'ils ont semé."
Cet état de choses intolérable amena des révoltes sans nombre. Il y eu des troubles à Rouen, à Lyon, dans les Landes, en Bretagne surtout. La monarchie noya l'insurrection dans des flots de sang, et l'on peut voir dans madame de Sévigné les procédés barbares dont on usa vis-à-vis de la Bretagne.
En agissant ainsi, elle était doublement inexcusable: d'abord elle devait réprimer les vols de ses employés; puis les populations qui se soulevaient ainsi ne faisaient que réclamer des franchises jurées par les rois, vendues bien cher par eux un peu plus tard, et enfin des combats dans le genre de celui que représente notre gravure.
La répression contre la contrebande fut impitoyable. Non-seulement on pouvait tirer sur les faux-saulniers, mais ceux qui étaient pris, ceux qui était même simplement coupables de recel se voyaient condamner à aller ramer sur les galères du roi...
Pour l'honneur de l'humanité, nous voudrions rayer de semblables pages de notre histoire et oublier que plusieurs milliers de malheureux étaient chaque année plongés dans cet enfer, sans être coupables d'autre chose que d'avoir voulu se soustraire à un impôt injuste dans sa répartition, oppressif dans sa mise à exécution.
Adrien Desprez.
Le Musée universel, revue illustrée hebdomadaire, premier semestre 1875.
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