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samedi 22 juillet 2017

Les traditions de la place Maubert. part VII.

Les traditions de la place Maubert. part VII.


Le quartier souffrant.


Il était fort estimé des marchands de chiffons, d'os et de ferraille. Il comptait parmi les meilleurs pratiques des marchands d'arlequins
On appelait et l'on appelle encore "un arlequin" les débris de viandes, nourriture des animaux, non dédaignée par les pauvres.
Ce composé de morceaux assemblés au hasard, se vend à des prix fabuleux. L'arlequin lutte presque avec le fourneau économique. Il nourrit solidement, et quelquefois, quand il pétille dans la poêle d'une friturière, il aiguise extraordinairement l'appétit du jeune bourgeois qui passe. Le plus souvent, à la place Maubert, il nous semblait froid, graisseux, peu ragoutant, et donnant prise aux suppositions de toutes sortes.
Puisque nous parlons cuisine, n'oublions pas Champion, dit "l'homme au petit manteau bleu"
Ce philanthrope venait presque tous les jours dans la petite rue qui porte aujourd'hui le nom de rue Maître-Albert, et qui autrefois était la "rue Perdue".
Il y faisait ses distributions de bouillon et de viande; il y nourrissait un grand nombre de gens. Pour engager les pauvres à accepter ses dons, il mangeait le bouillon d'honneur dans une cuiller d'argent. Un jour, sa cuiller fut volée. Il avisa. La seconde cuiller lui fut prise aussi; mais elle trompa l'avidité du coupable et ne lui fournit que du métal en ruolz.
Louis-Philippe décora Champion.
A la vanité le philanthrope joignit l'ambition politique. Il se présenta, en 1848, comme candidat à l'Assemblée nationale; mais sa candidature échoua. Mort en 1852, Champion est enterré au Père-Lachaise.
Parmi les "pratiques" de l'homme au petit manteau bleu, je dois citer le bohème Dumesnil, que j'ai aperçu quand il était étudiant de quinzième année, au moins.
Dumesnil  vivait au jour le jour, fort en détresse, couchant dans un taudis, au quatrième, et passant la plus grande partie de son temps à regarder la place par sa fenêtre ou à se promener autour du marché.
Un commun ami, jeune étudiant alors, me raconta que, certain soir, en revenant du théâtre, il rencontra Dumesnil. Celui-ci lui offrit le coucher. Comme il était fort tard, mon ami, qui avait encore quelque chemin à faire pour rentrer chez lui, et qui se sentait très fatigué, accepta l'offre de son confrère en Cujas.
Mais Dumesnil ne possédait qu'un méchant grabat.
- Cela vous gênera; non, je vais descendre... dit mon ami...
- Point. Vous me feriez injure... Mon lit devient le vôtre; et moi, j'en aurai bien vite dressé un autre, à mon usage.
Dans un coin de sa chambre, Dumesnil avait un monceau de numéro du Siècle... Il disposa les feuilles de manière à former une sorte de tapis en papier, et observa:
- Voilà un lit de feuilles, à la Robinson. Cela me suffit... Bonne nuit, mon cher!
Et il s'étendit sur ce tas de papier.
Dumesnil "entretenait des relations d'amitié" avec Privat d'Anglemont, qui connaissait toutes les maisons de la place Maubert, et qui a "médité" sur les petits métiers, sur les industries de bas étage.
D'étudiant, Dumesnil était devenu marin, ou plutôt il s'était embarqué sur un navire marchand, et avait été pris par les corsaires barbaresques de la Méditerranée. Après avoir réussi à s'évader, il servit d'éclaireur, en 1830, assurait-il, à l'armée française, pour s'emparer d'Alger.
Je ne sais ce qu'il y avait de vrai dans cette présentation de Dumesnil; mais à coup sûr, la France avait payé d'ingratitude ce héros désordonné!
Il ne faut pas oublier, parmi les faits curieux de cet endroit pittoresque, la concurrence des deux Lepère!
C'étaient deux pharmaciens, dont les boutiques se touchaient presque, dans la place Maubert.
L'un et l'autre se disaient "le véritable Lepère".
Il y en avait un qui se qualifiait de "Lepère l'ancien" et qui écrivit tout au long sur son enseigne:
"Ne pas confondre avec une personne du même nom qui est venue s'établir à côté."
Les deux concurrents vendaient les mêmes panacées contre le rhume ou pour la digestion, des poudres, des sirops, des pastilles.
La publicité que faisait l'un servait au commerce de l'autre, et réciproquement; car plus d'un client, ne sachant auquel donner sa préférence, entrait dans la première boutique qui s'offrait à ses regards.
Cette lutte des Lepère atteignit des proportions gigantesques, nous allions dire homériques. Elle donnait un avant-goût de celle qui s'est élevée, entre la Belle-Jardinière et la maison "qui n'est pas au coin du quai".
Parfois les rivaux se tenaient sur le pas de leurs portes et se regardaient d'une façon terrible. pour peu, ils se seraient injuriés en plein air, ou bien auraient-ils appelé les clients au son du tambour.
Ont-ils fait fortune l'un et l'autre? L'un des deux a-t-il succombé sous les coups de son adversaire? Tous deux, le nouveau et l'ancien, ont-ils sombré, en s'entretuant par leur concurrence?
L'histoire ne nous a rien appris à cet égard. Aujourd'hui, ni l'un ni l'autre des Lepère n'existent... comme marchands... Une pharmacie existe encore!
Ont disparu de ce quartier l'industrie des "ravageurs" et l'industrie des fabricants d'allumettes.
Les ravageurs étaient des gens qui fouillaient la Seine, ou, plus modestement, les ruisseaux de la capitale, et qui rapportaient chez eux de grandes sebilles en bois pleines de résidus et de vase. Ils triaient ensuite, avec un soin particulier, les objets, les métaux principalement, par eux ramassés.
Rarement ils mettaient la main sur des choses précieuses; quelquefois, pourtant, leur travail portait profit. Plusieurs ravageurs n'eussent pas changé leur commerce de bas étage pour telle boutique brillante de la place Maubert.
Quant aux fabricants d'allumettes, ils élevaient leur industrie à une certaine hauteur; Çà et là, dans d'obscurs magasins de la rue Traversine, on voyait ces industriels étaler leurs marchandises; l'odeur du soufre saisissait le passant à la gorge.
- Ah! disaient dédaigneusement les habitants de la rive droite fourvoyés au milieu de ces fabricants, on voit bien que nous somme dans le quartier soufrant!
Ce mot a longtemps circulé dans tout Paris.

Quartier souffrant, en effet, car la misère y avait pris racine, et cent petits métiers inconnus y créaient des ressources plus que précaires. Privat d'Anglemont en a décrit quelques-uns;
Les marchands de mouron et de colifichets pour les petits oiseaux, les fabricants d'échaudés sans saveur, les rempiéceurs de bas, les rempailleurs de chaises, les faiseurs de pipe en sucre, les confectionneurs de costume à très-bon marché, les vendeurs de coco, de coriace (bons hommes en pain d'épice) et de pavés anisés, les inventeurs de petits moulins en plumes, les colleurs de sacs en papier et de cornets pour les épiciers, etc., foisonnèrent dans ce centre populeux et commerçant à sa manière. Tous ces industriels végétaient. A peine en citait-on une demi-douzaine qui prospéraient. Rappelons cependant que la manufacture de macarons de Thiellement, qui envoie  ses produits dans toutes les fêtes patronales de France, a pris son essor au bas de la Montagne sainte-Geneviève, à deux pas de la place dont nous rappelons les traditions historiques.
Quartier souffrant, où le vice, où le crime a eu ses représentants, comme la misère.
Nous avons parlé des ivrognes, il faut parler aussi des fainéants, des hommes sans aveu, de ces oisifs dangereux qui entouraient l'escamoteur Miette, quand du Pont-Neuf, ordinaire théâtre de ses exploits, celui-ci daignait faire partir la muscade sur la place Maubert, et y vendre la "poudre persane" dont il était propriétaire rue Dauphine.
O Muse, pourras-tu nous redire le nombre des mouchoirs escamotés par les spectateurs de l'escamoteur Miette!
Un de ces spectateurs, un des amateurs les plus fervents des tours de Miette, s'acquit une affreuse célébrité dans les fastes judiciaires.
Un garçon, nommé Barbier, avait une funèbre manie, celle de dessiner sans cesse des guillotines sur le parapet du quai de la Tournelle.
Les gamins qui le voyaient faire, trouvaient la chose drôle. Parfois, quand Barbier était en manches de chemise, il relevait ses manches, et montrait une guillotine figurée, au moyen du tatouage, sur son bras gauche.
Barbier était fort connu, et regardé comme un des "malins" de la place Maubert.
Vers  1837, cet homme, qui vivait avec les escamoteurs, les saltimbanques et les gens d'escarpe, emmena un soir sa maîtresse dans l'île Louviers, alors remplie de chantiers de bois, aujourd'hui réunie au territoire de l'Arsenal. Barbier assassina la pauvre femme et expia son crime sur l'échafaud. 
Longtemps les habitants du quartier eurent devant les yeux ce dessinateur de guillotines, qui semblait prédestiné à une fin tragique.
Ne croyez pas, d'ailleurs, que le quartier "souffrant" ait fourni un fort contingent au groupe des grands criminels. Les rôdeurs de la place Maubert n'ont guère pratiqué que le vol, et surtout que le recèlement.
Après le pillage de l'archevêché, en 1831, quelques membres de cette expédition apportèrent devant le marché des Carmes une foule d'objets qu'ils donnèrent ou vendirent à des passants peu scrupuleux.

Aujourd'hui la place Maubert a été coupée, anéantie par le boulevard Saint-Germain, comme la rue Mouffetard a été tuée par la rue Monge.
Elle a vu encore de grands rassemblements d'ouvriers, lorsque la grève des maçons, supprimée sur la place de l'Hôtel-de-Ville, vint se tenir près de la fontaine, consistant en une simple borne de fonte, où les pauvres du quartier font provision d'eau.
Maisons et population, tout a changé. A peine reste-t-il, dans la place ou aux abords, quelques vieux pignons, quelques habitations anciennes, comme celle qui fait le coin de la rue des Trois-Portes, et qui était encore remarquable, il y a une douzaine d'années par ses plafonds peints.
La place Maubert n'est plus qu'une voie de passage. Les soirs d'été, hommes, femmes et enfants s'assoient sur les dalle du refuge qu'on y a placé, pour y respirer quelques bouffées d'air. Les matinées, en toutes saisons, des ménagères et des domestiques, allant au marché ou en revenant, panier au bras, traversent seules le terrain qui fut autrefois la place Maubert.
Ces traditions d'un centre dont presque rien ne reste s'évanouissent elles-mêmes à mesure que les vieux habitants s'en éloignent, que de nouveaux y abondent, et que la physionomie du quartier a moins de traits distinctifs, au physique et au moral.

                                                                                                   Augustin Challamel.

Le Musée universel, revue illustrée hebdomadaire, premier semestre 1875.

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