Les traditions de la place Maubert. part VI.
Deux types extrêmement remarquables: le Raphaël des peintre en lettres, le Démosthène des chiffonniers.
Nous ne révélerons pas le nom du premier; par une bonne raison, c'est que nous ne l'avons jamais su au juste.
Pour nous enfants, c'était le Raphaël des peintres en lettres, un homme très-habile, qui écrivait avec le pinceau, sur les boutiques, les enseignes les plus flamboyantes.
Dans ce temps-là, les marchands de vin plaçaient sur la devanture de leur magasin le catalogue alphabétique des liquides qu'ils vendaient, depuis l'alicante jusqu'au xérès. Le Raphaël des peintres en lettres se signalait en ces occasions, et sa dextérité faisait l'admiration des passants, qui s'arrêtaient pour le voir travailler.Un jour, perché sur une échelle fort longue, il commençait à écrire la kyrielle obligée des vins renommés sur une boutique de la place Maubert. Après le mot alicante, notre artiste descendit "pour aller se rafraîchir" sur le comptoir. Puis il remonta sur son échelle, pour écrire un second nom de vin. Après l'indication de chaque cru, il procédait de même, invariablement.
Cependant, à force de rafraîchissements, il ne terminait pas sa tâche. Le boutiquier, anxieux, voyait que la nuit allait tomber. Voulant forcer le peintre à clore sa nomenclature, il imagina d'enlever l'échelle au moment où Raphaël se tenait assis sur une saillie de la devanture.
Le Raphaël des peintres en lettres se résigna, et, quand il eut fini, l'échelle lui fut accordée pour descendre.
Cet artiste multiplia les tours de cette façon. Mais son talent le rendait pour ainsi dire indispensable, et l'on payait fort cher ses lettres, ses paraphes et ses attributs, qu'il signait quelquefois, probablement d'un pseudonyme.
Sa vie, comme vous le pensez bien, fut des plus accidentées. Tantôt il pouvait déguster le champagne, tantôt il lui fallait se contenter d'un canon de petit bleu. Toujours gai, diseur de gaudrioles, lançant même le calembour, il a disparu, et ses enseignes aussi, véritables chefs-d'oeuvre de calligraphie peinte.
Celui que nous appelions "le Démosthène des chiffonniers" avait nom Vilepain.
Le père Vilepain était pourvu d'une longue chevelure, ombrageant une figure aux traits réguliers. Sa barbe, épaisse et généralement bien taillée, eût pu le faire passer pour un modèle de peintre, si ses gestes eussent été moins faubouriens, et s'il eût posé dans sa démarche. D'ailleurs, depuis le matin jusqu'au soir, ou plutôt depuis le soir jusqu'au matin, car il dormait le jour, selon l'usage des chiffonniers, le père Vilepain portait la hotte d'osier et le crochet traditionnel. Jamais on ne le voyait ivre; mais presque toujours on l'entendait répéter, avec un certain air de dignité, quelques phrases sentencieuses.
- Voilà le père Vilepain qui passe, disaient les gamins. Il va prêcher. Écoutons-le...
- C'est un ancien professeur, un homme très-savant, un philosophe, déclaraient beaucoup de gens qui prétendaient connaître ses antécédents.
- Il appartient à une famille noble, et, ruiné par de fausses spéculations, il s'est voué aux chiffons, assuraient plusieurs de ses confrères.
Nous devons sincèrement avouer que nous ignorons les particularités se rattachant à la jeunesse du père Vilepain. Seulement, nous attestons qu'il n'avait point de démêlés avec les gardes municipaux ni avec les sergents de ville, et qu'il n'y faisait aucun tapage dans les cabarets.
Chacun de nous le considérait comme un personnage mystérieux, comme un type hors ligne parmi les chiffonniers de la place Maubert. Nous attendions quelque chose de lui.
Tout à coup il se révéla sous le rapport de l'éloquence.
Après les journées de février 1848, on se rappelle que les corporations ouvrières choisirent des délégués qui devaient siéger au Luxembourg pour étudier la question du travail et des salaires.
Par une belle journée du mois de mars, un bon nombre de chiffonniers se rassemblèrent devant le marché des Carmes. Ils formèrent un rond, déposèrent leurs hottes sur le pavé, s'assirent sur ces bancs improvisés, et parlèrent de leurs intérêts communs. Chaque orateur, pour donner son avis, se plaçait au milieu du cercle, et, par des bravos ou des huées, l'immense groupe manifestait son sentiment.
Le père Vilepain eut son tour de parole.
Par sa franchise, par son bon sens, par son éloquence à la fois naturelle et persuasive, il conquit la faveur de tous "les hommes du chiffon".
Il nous fut permis de l'entendre, et la foule qui stationnait derrière le cercle des intéressés demeura émerveillée. Durant près d'une heure, le père Vilepain nous tint sous le charme de sa parole, et depuis ce moment, nous lui donnâmes le surnom de "Démosthène".
La gent chiffonnière du quartier accueillit avec enthousiasme les idées du père Vilepain, qui, modeste, exempt d'ambition, n'accepta pas le rôle de lélégué.
Qu'est devenu le "Démosthène des chiffonniers"? Il a certainement cessé de vivre. Honorons sa mémoire, en lui payant ici ce juste tribut de notre admiration.
Augustin Challamel.
Le Musée universel, revue illustrée hebdomadaire, premier semestre 1875.
Dans ce temps-là, les marchands de vin plaçaient sur la devanture de leur magasin le catalogue alphabétique des liquides qu'ils vendaient, depuis l'alicante jusqu'au xérès. Le Raphaël des peintres en lettres se signalait en ces occasions, et sa dextérité faisait l'admiration des passants, qui s'arrêtaient pour le voir travailler.Un jour, perché sur une échelle fort longue, il commençait à écrire la kyrielle obligée des vins renommés sur une boutique de la place Maubert. Après le mot alicante, notre artiste descendit "pour aller se rafraîchir" sur le comptoir. Puis il remonta sur son échelle, pour écrire un second nom de vin. Après l'indication de chaque cru, il procédait de même, invariablement.
Cependant, à force de rafraîchissements, il ne terminait pas sa tâche. Le boutiquier, anxieux, voyait que la nuit allait tomber. Voulant forcer le peintre à clore sa nomenclature, il imagina d'enlever l'échelle au moment où Raphaël se tenait assis sur une saillie de la devanture.
Le Raphaël des peintres en lettres se résigna, et, quand il eut fini, l'échelle lui fut accordée pour descendre.
Cet artiste multiplia les tours de cette façon. Mais son talent le rendait pour ainsi dire indispensable, et l'on payait fort cher ses lettres, ses paraphes et ses attributs, qu'il signait quelquefois, probablement d'un pseudonyme.
Sa vie, comme vous le pensez bien, fut des plus accidentées. Tantôt il pouvait déguster le champagne, tantôt il lui fallait se contenter d'un canon de petit bleu. Toujours gai, diseur de gaudrioles, lançant même le calembour, il a disparu, et ses enseignes aussi, véritables chefs-d'oeuvre de calligraphie peinte.
Celui que nous appelions "le Démosthène des chiffonniers" avait nom Vilepain.
Le père Vilepain était pourvu d'une longue chevelure, ombrageant une figure aux traits réguliers. Sa barbe, épaisse et généralement bien taillée, eût pu le faire passer pour un modèle de peintre, si ses gestes eussent été moins faubouriens, et s'il eût posé dans sa démarche. D'ailleurs, depuis le matin jusqu'au soir, ou plutôt depuis le soir jusqu'au matin, car il dormait le jour, selon l'usage des chiffonniers, le père Vilepain portait la hotte d'osier et le crochet traditionnel. Jamais on ne le voyait ivre; mais presque toujours on l'entendait répéter, avec un certain air de dignité, quelques phrases sentencieuses.
- Voilà le père Vilepain qui passe, disaient les gamins. Il va prêcher. Écoutons-le...
- C'est un ancien professeur, un homme très-savant, un philosophe, déclaraient beaucoup de gens qui prétendaient connaître ses antécédents.
- Il appartient à une famille noble, et, ruiné par de fausses spéculations, il s'est voué aux chiffons, assuraient plusieurs de ses confrères.
Nous devons sincèrement avouer que nous ignorons les particularités se rattachant à la jeunesse du père Vilepain. Seulement, nous attestons qu'il n'avait point de démêlés avec les gardes municipaux ni avec les sergents de ville, et qu'il n'y faisait aucun tapage dans les cabarets.
Chacun de nous le considérait comme un personnage mystérieux, comme un type hors ligne parmi les chiffonniers de la place Maubert. Nous attendions quelque chose de lui.
Tout à coup il se révéla sous le rapport de l'éloquence.
Après les journées de février 1848, on se rappelle que les corporations ouvrières choisirent des délégués qui devaient siéger au Luxembourg pour étudier la question du travail et des salaires.
Par une belle journée du mois de mars, un bon nombre de chiffonniers se rassemblèrent devant le marché des Carmes. Ils formèrent un rond, déposèrent leurs hottes sur le pavé, s'assirent sur ces bancs improvisés, et parlèrent de leurs intérêts communs. Chaque orateur, pour donner son avis, se plaçait au milieu du cercle, et, par des bravos ou des huées, l'immense groupe manifestait son sentiment.
Le père Vilepain eut son tour de parole.
Par sa franchise, par son bon sens, par son éloquence à la fois naturelle et persuasive, il conquit la faveur de tous "les hommes du chiffon".
Il nous fut permis de l'entendre, et la foule qui stationnait derrière le cercle des intéressés demeura émerveillée. Durant près d'une heure, le père Vilepain nous tint sous le charme de sa parole, et depuis ce moment, nous lui donnâmes le surnom de "Démosthène".
La gent chiffonnière du quartier accueillit avec enthousiasme les idées du père Vilepain, qui, modeste, exempt d'ambition, n'accepta pas le rôle de lélégué.
Qu'est devenu le "Démosthène des chiffonniers"? Il a certainement cessé de vivre. Honorons sa mémoire, en lui payant ici ce juste tribut de notre admiration.
Augustin Challamel.
Le Musée universel, revue illustrée hebdomadaire, premier semestre 1875.
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