Le jeu et les femmes.
Il n'est bruit à Paris, que de la mesure prise par le préfet de police. Nombre de tripots ont été fermés. Parmi ces tripots, il y en avait de mixtes, où les femmes étaient admises en même temps que les hommes. Ce sont ceux où l'on jouait avec le plus de fureur et qui rapportaient les plus gros profits au tenancie, un certain Marquet, citoyen belge, que M. Clémenceau vient de faire sagement reconduire à la frontière.
Je ne fréquentais pas ces louches officines, la passion du jeu ne me tourmente point; mais il m'arrive de m'approcher d'une table de baccara; je fais partie d'un Cercle, comme tout le monde. Et je ne sache pas qu'il y ait, pour l'observateur et le philosophe, un spectacle plus instructif.
La salle est superbe, ruisselante de dorures, haute comme une cathédrale, ornée d'une cheminée monumentale et de tapisseries au petit point. A l'entrée du lieu, se tient un personnage mélancolique préposé au change et à la distribution des jetons. D'où vient-il? D'où sort-il? Je l'ignore, n'ayant jamais osé lui demander son histoire. Je suppose qu'elle doit être navrante. Sans doute quelque ancien joueur, complètement ruiné, recueilli par charité et réduit à voir, de loin, le tirage à cinq faire de nouvelles victimes. Le pauvre homme n'est pas gai; il a le teint pâle, le cheveu rare, l’œil plombé, le geste las; il offre la parfaite image d'un vaincu de la vie, qui n'a plus d'espérance et se résigne à son sort.
Cependant, l'horloge marque minuit; les deux tables sont bondées, les pontes se pressent autour du banquier et suivent, d'un regard attentif, la marche de la partie.
Il me faudrait un volume pour analyser les innombrables variétés de ce type, le banquier, qui est la plus vivante incarnation de l'amour du jeu.
Examinez ce vieillard... Il a la moustache en croc, la chevelure en brosse et la mine apoplectique d'un soudard. On dirait un colonel de la Grande Armée. Depuis quarante ans, il taille des banques, et à ce métier, exercé avec prudence, il a amassé plusieurs millions. Se méfiant des caprices de la fortune, il a placé en viager une grosse somme inaliénable et s'est de la sorte assuré, jusqu'à la fin de ses jours, un opulent revenu. Il touche ces rentes, non par semestre, non par trimestre, mais par quinzaine. Ainsi, protégé contre lui-même, il s'abandonne à sa passion. Elle lui est rarement fatale. Il joue avec un sang-froid merveilleux, arrêtant la partie dès qu'il la juge mauvaise, ne s'acharnant pas contre la chance, carguant ses voiles et laissant passer le coup de vent...
A ce banquier capitaliste, il convient d'opposer le banquier artiste. Celui-là ne calcule pas: il se lance à l'assaut tête baissée et s'escrime vaillamment contre le hasard. Il se bat jusqu'à ce qu'il ait épuisé ses munitions et ne s'avoue vaincu que lorsque son dernier billet de mille s'est évanoui. Alors il se lève, le sourire aux lèvres et la mort dans l'âme, et va écrire quelque belle page empreinte de sérénité sur la sociologie, la politique ou l'amour. Car ce joueur est un sage, qui juge de haut les hommes et les choses de son temps. Le sentiment qu'il a de ses faiblesses le rend indulgent pour celles d'autrui. Il les excuse toutes, ou à peu près, réservant sa rigueur à sa seule hypocrisie. Ce charmant épicurien est né trop tard dans un siècle trop vulgaire. Il est de la race des ministres gentilshommes de l'ancienne Cour, qui gouvernaient le royaume en dansant une gavotte et menaient de front les affaires publiques, la galanterie et le lansquenet...
Au-dessous du banquier, dans la hiérarchie du jeu, s'agite la foule obscure des pontes. Ils sont à Paris plusieurs milliers qui n'ont d'autre plaisir que le baccara. Et pour quelques-uns, ce plaisir est un gagne-pain. Ils jouent la matérielle; ils demandent aux cartes le louis quotidien nécessaire à leur subsistance. Ils ne s'avancent qu'à bon escient, ils calculent les probabilités, ils n'exposent leur "galette" que sur certains coups patiemment attendus, et déploient, à ce labeur, une incroyable ténacité.
Si ardente soit-elle, la fièvre qui anime les joueurs n'est rien auprès de la folie qui s'empare des joueuses. Le jeu est pénible à voir chez l'homme; chez la femme, il a quelque chose de hideux; il annihile en elle les grâces, les charmes de son sexe. L’œil fixe, le sourcil froncé, les lèvres pincées, elle oublie d'être jolie; ses doigts se crispent autour des menus objets d'or fin, dont elle s'est munie en guise de porte-veine (car elle est horriblement superstitieuse); elle suit avec angoisse l'évolution de la bille dans la roulette ou la chute des cartes sur le tapis vert. En cas de gain, elle montre une avidité inouïe, une joie sauvage. En cas de perte, on la sent prête à tout pour ramener la fortune infidèle.
Un de ces claquedents, que l'énergie du ministre a supprimés, comptait, parmi les dupes qui venaient régulièrement s'y faire plumer, une comédienne enviée, célèbre par son talent et par son esprit. Dès que le démon du jeu la possédait, c'était une autre femme, grossière, brutale. Elle jetait ses diamants et ses perles à la tête du croupier, en hurlant:
- Voilà ma mise!
Cette ravissante personne, si soigneuse, à l'ordinaire, de sa beauté, tenait des propos de charretier, avait l'air d'une furie. Et, quelquefois, essayant de corriger la mauvaise chance, elle trichait... C'est encore là un trait de nature. La femme est tricheuse; elle compte que la galanterie masculine lui pardonnera des fautes pour lesquelles on se montre justement sévère. Elle traite de peccadille ce qui s'appelle vol de son vrai nom. Joignez, enfin, qu'elle est livrée sans défense aux innombrables escroqueries qui guettent le ponte aux abois. Les antichambres des maisons de jeu sont pleines d'usuriers, de prêteurs sur gages, de marchande à la toilette, de courtiers marrons. Nulle part ne s'étalent, avec plus de cynisme, les vices nés de la rencontre du hasard et de l'argent.
Oui, c'est un bien vilain monde que celui des tripots clandestins. La police fait son devoir en leur donnant la chasse. Elle n'arrivera jamais à les détruire. Quand on a, chevillée au corps cette passion diabolique, on ne s'en corrige jamais.
Le Bonhomme Chrysale.
Les Annales politiques et littéraires, Revue universelle paraissant le dimanche, 10 janvier 1907.
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