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jeudi 5 novembre 2015

Le sonneur.

Le sonneur.

Pourquoi Tiennot Baverel, qu'on surnomme Le Tricat, parce que, boiteux, il appuie sa marche d'un bâton ou trique, a-t-il, ce matin, cette figure d'enterrement, en se rendant à l'église sonner, comme il le fait depuis cinquante ans, le coup de midi? Les vieux et les vieilles qui, assis devant leurs portes, pendant que les jeunes sont à la vigne ou aux champs, gardent les touts petits, s'étonnent de le voir passer sans un mot, sans un bonjour. Il n'entre pas non plus, comme il a coutume chaque fois, à la maréchalerie, antre de flamme et de bruit, qui sent la peinture et la corne brûlée, allumer d'une tringle rougie son brûle-gueule.
C'est qu'hélas! il sait depuis ce matin qu'on lui a trouvé un remplaçant, qu'on le congédie, qu'il est désormais un invalide, un propre-à-rien. On le juge trop vieux; c'est vrai qu'il n'a plus ni force, ni mémoire. Quand il arrive au clocher, le souffle et les jambes coupés d'avoir monté le raide escalier en colimaçon de la tour, ses reins cassés et ses bras de coton sont impuissants à donner la volée à Marie-Madeleine, la grosse cloche. L'autre semaine, n'a-t-il pas oublié, trois matins, de sonner l'école, et manqué d'une heure, deux soirs de suite, l'Angélus?
Et voilà pourquoi sa marche est plus boiteuse et son bâton plus traînant. Il gravit péniblement les marches du portail et, pour la dernière fois, monte au clocher. Le voici sur l'échelle, dans l'ombre où pendent les cloches, poires d'airain, lis de bronze renversés dans le branchage entre-croisé des poutres. Le soleil filtrant aux lames des lucarnes dessine sur le mur les degrés lumineux d'une autre échelle.
Il monte toujours, et son approche, sous les bois, dans les pierres,  effarouche le sommeil des chouettes et des chauves-souris qui doucement hululent et piaillent.
Il lève le trappon, émerge à la lanterne, en plein ciel, et de là-haut il découvre et domine tout l'horizon de sa vie.
Sous lui, les maisons du village s'accroupissent autour de l'église, lourdes, bombant le dos, comme des poussins autour de leur mère. Cinquante ans, il leur distribua, grains sonores, les volées des cloches; cinquante ans, il a sonné toutes les naissances, tous les mariages, tous les décès.
Il a vécu dans ce clocher comme un seigneur dans sa tour, comme un gardien dans son phare. De là-haut, la nuit, il découvrait les incendies lointains et rassemblait les hommes à l'appel lugubre de son tocsin. Là-haut, sentinelle fidèle, pendant la guerre, quand le grand combat de Bourbaki contre les Prussiens s'est livré dans ces vallées, il a guetté, deviné, suivi derrière les remparts des collines, la marche de l'ennemi, et, malgré la fusillade, la canonnade, jusqu'à la nuit il a fait son devoir, vigie héroïque.
D'un dernier regard, il embrasse ces chemins où la voix des cloches déroulait le chapelet des processions rustiques, ces près, où a joué son enfance, le toit où il est né, où il a aimé, vécu, souffert, ce cirque de monts, de forêts, qui fut le champ clos de ses pensées, de ses rêves. Il contemple plus longuement enfin l'enclos sacré fleuri de blanches pierres, où tant de fois son glas a conduit des noirs cortèges, le vieux cimetière qui sera bientôt, hélas! sa dernière demeure.
Il redescend de la tour, et le trappon qu'il laisse retomber lui fait l'effet du couvercle de cercueil qu'on ferme... Il rentre à jamais dans la nuit. Un instant il s'attarde à caresser le métal lisse et froid de ses cloches. Il murmure leur nom: Marie-Madeleine et Marthe, ses aimées, bientôt ses veuves. Le voici dans la chambre nue qui, par son œil-de-bœuf, regarde le chœur lointain et doré. Par les trous du plafond, deux cordes traînent. Il accroche à un clou élevé du mur la plus grosse. Il prend la petite et, monté sur un escabeau, il graisse avec soin le chanvre, arrange un nœud coulant, y passe la tête. Il a une dernière pensée d'orgueil et de regret, de ce qu'il finit bien sa carrière et de ce qu'il la finit.
Puis brusquement, de ses deux pieds il fait basculer l'escabeau, et, c'est la danse du pendu qui commence, où celui qui fut toute sa vie un boiteux, gambade et bondit merveilleusement.
Tiennot Baverel, dit Le Tricat, a rempli son métier jusqu'à la dernière minute, et, pour les villageois qui s'interrogent étonnés, il tinte, ou comme on dit chez nous, il pique lui-même son agonie.

                                                                                                                   C. Dornier.

Le Magasin pittoresque, janvier 1913.

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