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dimanche 29 novembre 2015

Les œufs de Pâques à la cour.

Les œufs de Pâques à la cour.


Il y avait, en 1840, à Versailles, un bibliothécaire nommé Cazotte; il était, je le crois bien, fils du fameux écrivain devenu plus célèbre par une prophétie qu'il ne fit jamais que par tous les ouvrages dont il fut l'auteur.
Ce bibliothécaire avait une manie: dès qu'il avait, dans la tabatière qu'il tournait sans cesse entre ses doigts à la manière des élégants du dix-huitième siècle, puisé une prise qu'il savourait voluptueusement, il considérait d'un air attendri sa main droite, qu'il avait blanche et très soignée, puis il déposait sur elle un baiser retentissant. Comme cette étrange action n'avait d'autre but que de lui attirer une question, il ne manquait pas de raconter qu'il avait eu, jadis, le bonheur de se trouver aux Tuileries, auprès de Marie-Antoinette, lors du retour de Varennes; que la reine s'était appuyée sur lui en descendant de voiture, et qu'elle avait tenu pendant quelques instants ses doigts, à lui, entre ses doigts royaux. Depuis ce jour, il avait voué à sa propre main une sorte de culte; il la considérait comme une relique et il l'honorait comme telle.
A la même époque, et dans la même ville, vivait un brave homme à qui était advenue une aventure à peu près semblable: c'était un petit employé retraité, bon bourgeois, peu fortuné, pas fier et qui n'avait eu dans sa vie qu'un seul événement: le roi Louis XVI lui avait lavé le pied droit et le lui avait baisé. Il aimait à conter ce souvenir, et, quand on parlait devant lui de la main du bibliothécaire Cazotte, il répliquait, non sans une nuance de dédain:
- Et mon pied!
Et puis il montrait, soigneusement placé sous le globe de sa pendule, un œuf rouge, un bel œuf de Pâques, sur lequel était imprimé en bleu une fleur de lis. C'était le seul survivant de deux douzaines d’œufs semblables, qu'il avait fallu briser, à l'époque révolutionnaire, lors du décret sur les armoiries et les emblèmes de la féodalité. Il avait conservé celui-là, ne pouvant se résoudre à anéantir le souvenir du seul jour glorieux de son existence. C'est grâce à ce brave homme, peut-être, qu'on sait, aujourd'hui, de quelle façon se célébraient, à la Cour de Versailles, la cérémonie de la Cène et la distributions des œufs de Pâques.
J'ai idée qu'aux siècles de foi, les princes, quand venait la semaine sainte, ouvraient aux pauvres les portes de leur palais, et leur lavaient les pieds par humilité. Cette pieuse tradition s'était conservée à la Cour de France jusqu'à la Révolution, mais elle avait, oh combien!, subi des modifications. C'était dans la grande salle des gardes du corps  que l'on rangeait, le matin du jeudi saint, douze petits enfants, dont la fraîcheur égalait celle de l'énorme bouquet des fleurs les plus rares qu'ils tenaient à la main. Ces enfants étaient choisis, non parmi les mendiants, mais dans les familles bourgeoises et aisées de Versailles. Désignées un mois avant la cérémonie, ils étaient remis entre les mains des médecins qui veillaient à ce qu'ils fussent sains et propres, qui les faisaient baigner, laver, frotter, parfumer. Au jour dit, on les couvrait d'une petite robe d'étoffe rouge et trois aunes de toile fine leur étaient passées autour du cou. Un évêque faisait l'absoute, et la cérémonie commençait.
Chaque enfant plaçait son pied droit au-dessus d'un bassin de vermeil que tenait un aumônier. Le roi s'approchait, y versait un peu d'eau, essuyait le pied avec la serviette que l'enfant avait au cou, puis, se mettant à genoux, baisait les orteils. Alors, le grand aumônier donnait à l'enfant une petite bourse contenant douze écus; celui qui avait le triste honneur de représenter Judas en avait treize.
Après le lavement des pieds, commençait le service. Tous les plats étaient rangés dans la salle des Cent-Suisses, et les princes de la famille royale allaient les chercher. Le cortège était conduit par M. le prince de Condé, grand-maître de la maison du roi, ayant en main son bâton enrichi de diamants et un superbe bouquet. Venaient, ensuite, tous les maîtres d'hôtels, avec leurs grands bâtons garnis de velours et de fleurs de lis d'or, portant également des bouquets. Puis paraissait solennellement Monsieur, portant des petits pains sur un plat de terre. M. le comte d'Artois tenait une cruche de grès pleine de vin et une tasse; les autres princes portaient chacun un plat contenant les mets les plus recherchés en poissons et légumes, mais froids. Il y en avait douze pour chaque enfant; et si les princes n'étaient pas assez nombreux pour faire le service, les gentilshommes ordinaires y suppléaient. Le roi prenait chaque plat, le remettait au grand aumônier, qui le donnait aux parents de l'enfant. Ceux-ci avaient de grands paniers, dans lesquels tout s'engouffrait, et, en sortant, ils vendaient ce repas à qui le leur voulait acheter. Comme les poissons étaient très beaux, les légumes apprêtés avec soin, chacun se procurait une part d'apôtre, invitant ses amis à venir la manger.
Le bouquet y était toujours compris, et ce n'était pas ce qu'il y avait de moins précieux; le menu comprenait également un plat de vingt-quatre œufs coloriés et fleurdelisés pour chaque enfant: œufs et fleurs, c'était là l'emblème de la Pâques, le symbole de la résurrection des êtres et des choses, l'image du printemps revenu, de l'espoir renaissant dans toute la création.

                                                                                                                 G. Lenotre.

Les Annales politiques et littéraires, Revue universelle paraissant le dimanche, 31 mars 1907.

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