Les plaisirs du patinage.
Brrr! le froid pince. Il attache des pendeloques d'argent aux branches des arbres et durcit le miroir des lacs.
Le Cercle des patineurs va-t-il cesser d'être une institution platonique, et pouvoir, le thermomètre aidant, réaliser son rêve, tant de fois déçu, d'une de ses pittoresques "glisseries" nocturnes, comme ses fondateurs, le marquis de Mornay, le vicomte Olympe Aguado, le marquis de Castellane, Aston Bloun, Henri Cartier, le comte de Saint-Priest, le prince d'Hénin, etc., en avait organisé sous l'empire?
Car c'est l'impératrice Eugénie qui s'était faite l'initiatrice de ce sport, dont les héroïnes furent, au début, la princesse Murat, la marquise de Galiffet, Mmes Swickowska, Magnan, de Lowenal, etc.. La souveraine suivait en cela, comme en toutes choses, l'exemple de Marie-Antoinette; et les fêtes du Bois de Boulogne n'étaient qu'une évocation des fêtes de Versailles, à l'époque où les courtisans assiégeaient la pièce d'eau des Suisses pour saluer l'Autrichienne jouant à la tsarine, pour applaudir aux exercices vertigineux de Saint-Georges, ou pour voir évoluer le traîneau de M. de Lauzun, attelé comme une troïka russe, et que faisaient voler sur la glace trois molosses énormes, hurlant et bondissant sous leurs caparaçons de velours armorié.
Ce fut la période triomphante du patin. Les patineurs et patineuses du bel air se donnaient rendez-vous de préférence au Bois de Boulogne, ce qui n'empêchait qu'ils fissent de temps à autre, quelques infidélités à leur skating favori. Témoin la splendide fête donnée à Chantilly, par la colonie Anglo-Américaine, et où les fils de lord Cowley, lady Wellesley, miss Call, etc., se montrèrent les dignes émules du prince Albert, qui passait alors pour le meilleur patin du monde. Il y eut même, ce jour-là, des épisodes... romanesques que le programme n'avait point prévus; et, un chroniqueur du temps, y faisant une allusion discrète, terminait son compte rendu par ce distique célèbre:
C'est moins dangereux de glisser
Sur le gazon que sur la glace!
Glissons..., n'appuyons pas!
Depuis cette époque, le patinage est entré dans les mœurs parisiennes, et Paris est, avec Londres, La Haye, Madrid et Vienne, une des villes d'Europe où on le pratique avec le plus de ferveur. On va crier au paradoxe; mais cet art, car c'en est un, compte beaucoup plus de virtuoses dans les pays à climat relativement tempéré que dans les pays où le froid est rude et persistant. Cette anomalie s'explique par ce fait que, sous le ciel boréal, le patin est un entraînement indispensable, et non pas, comme chez nous le fleuret ou la paume, un instrument de plaisir et de sport; un objet de première nécessité, d'usage habituel, et non pas un objet d'exception et de luxe. Aussi les Russes, les Suédois et les Norvégiens ne sont-ils que de pauvres patineurs auprès de nous, auprès des Anglais, des Flamands, des Viennois et des Espagnols. Le Parisien, la Parisienne surtout, depuis la création du Palais de Glace, excelle dans ces exercices où, en outre des qualités qui leur sont communes avec leurs émules ou leurs rivaux, ils apportent deux qualités qui leur sont personnelles, deux dons de nature: l'élégance et la grâce.
C'est pourquoi, à partir de décembre, au Cercle des Patineurs, on suit avec anxiété la dépression du thermomètre. Mais on ne s'y leurre pas d'un trop hâtif espoir. Sous nos latitudes flasques et molles, où le bonhomme Hiver n'est qu'un vieillard caduc, quinteux, larmoyant et dépourvu de biceps, la température a de malicieux retours et de décevantes ironies. Elle fait la glace et la défait en quelques heures, et détruit en une matinée clémente, l'oeuvre de plusieurs nuits rigoureuses...
Et c'est, en fin de compte, le mieux à souhaiter pour les pauvres gens.
Emile Blavet.
Les annales politiques et littéraires, Revue universelle paraissant le dimanche, 3 février 1907.
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