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lundi 30 novembre 2015

Les employés de ministères sous le Consulat.

Les employés de ministères sous le Consulat.

Pour bien faire comprendre le rôle de Beugnot, il nous faut dire un mot du ministère de l'intérieur sous Lucien Bonaparte.
A en croire d'aucuns, Lucien aurait été un étrange ministre, ne s'occupant guère de son administration, beaucoup plus souvent d'intrigues, et, par conséquent sans grand crédit près de son frère. Que Lucien ait, sinon conspiré, tout au moins songé à lui-même et au lendemain, au cas où le grand frère eût été malheureux à Marengo, cela était hors de doute. Au besoin, les lettres chiffrées de Beugnot à Beurnonville nous le montrerait à l'évidence.
" 6 (Lucien), écrit Beugnot dans la terre du 30 prairial (19 juin), n'aurait cédé à personne, et aurait eu raison. L'étoile de la France nous a ramené 19 (Napoléon), et chacun s'est arrangé pour prouver qu'il n'avait pas eu tort."
Mais que Lucien ait négligé de parti pris l'administration de son ministère comme indigne de son talent et de ses visées, et qu'il ait été un ministre paresseux, c'est ce qu'il me paraît impossible d'admettre après un examen attentif des document apportés par le ministère de l'intérieur aux Archives nationales. Le défaut de Lucien, à cette minute de sa vie, me semble avoir été justement le défaut contraire, et il a été bien plutôt un ministre agité qu'un ministre paresseux.

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Il y aurait, si c'était là notre sujet, un bien joli tableau à faire du ministère installé dans la maison ci-devant Brissac, numéro 92 de la rue de Grenelle, au lendemain du jour où Lucien y succéda à Laplace. Les chefs de division, chefs de bureau, rédacteurs et employés divers, y avaient pris de fâcheuses habitudes et l'on n'y travaillait guère; en vérité, et j'en parle sciemment, nous avons fait quelques progrès depuis. Non seulement les employés venaient peu ou venaient tard et partaient de bonne heure; mais quand ils étaient là, ça ne marchait guère. Passe encore s'ils n'avaient fait que lire les journaux; mais ils décachetaient les lettres qui ne leur étaient pas adressées, bavardaient ferme, et de haut en bas, ne se gênaient pas pour être indiscrets. C'était une pétaudière. Lucien essaya d'y mettre ordre et dès le premier jour.
Quelques notes envoyées par le ministre aux bureaux et cueillies au hasard dans le tas, nous renseignerons sur les bureaucrate de l'an VIII.
Du 7 pluviôse an VIII (27 janvier 1800):
"Le ministre de l'intérieur a appris que quelques chefs de division ont écrit directement pour demander des renseignements relatifs au service. Il invite les chefs de division a ne plus se permettre une pareille mesure. Cette attribution n'est accordée qu'au citoyen Crétet, conseiller d'Etat, et au secrétaire général lorsqu'il y est autorisé par le ministre. Le secrétaire général est chargé de l'exécution du présent ordre."
Du 18 ventôse (9 mars):
"La lecture des journaux est défendue dans les bureaux aux heures destinées à l'expédition des affaires. La distribution des papiers publics n'aura lieu, à commencer de demain, qu'à quatre heures du soir. Cette défense n'existe pas pour les chefs de division."
Du 6 germinal (27 mars):
"Le  ministre de l'intérieur prévient tous les employés de son ministère qu'aucune lettre ne doit être ouverte que dans son bureau particulier. Il les prévient aussi qu'ils ne doivent se charger d'aucun mémoire ou de lettres ouvertes pour le ministre. Il les invite à se conformer strictement à cette disposition."
Du 13 germinal (3 avril):
"Lorsque le ministre a ordonné le renvoi d'une pièce à un bureau ou à des particuliers, il faut effectuer ce renvoi le plus tôt possible."
Du 22 germinal (12 avril):
"Le ministre désire que tout ce qu'on présente à sa signature soit sans faute d'orthographe ou de ponctuation."
Du 23 germinal (13 avril):
"Le ministre de l'intérieur prévient les employés que plusieurs d'entre-eux ont communiqué les travaux qui se préparaient dans le ministère. Une telle indiscrétion sera immédiatement suivie d'une destitution flétrissante."
Du 3 floréal (20 avril):
"Toute lettre adressée au secrétaire général, aux rapporteurs, secrétaires particuliers ou chefs de bureau sur des affaires de service ne doit avoir d'autre réponse que celle-ci: "Adressez-vous au ministre." Je ne veux pas de Bureaucratie."
Du 5 messidor (24 juin):
"Le ministre est instruit que les chefs de bureau se contentent de renvoyer à leurs commis les personnes qui leur sont adressées par lui. Ce procédé est contraire à ses intentions. Il invite les chefs de bureau à ne pas mépriser l'honneur d'écouter les pétitionnaires qui se présentent à eux par ordre supérieur."

Mais Lucien Bonaparte fit mieux que donner des ordres, il fit des exemples. Deux tableaux très suggestifs, donnant le premier, l'état des employés du ministère de l'intérieur à la date du 30 pluviôse an VIII (19 février 1800); le second, l'état des employés à la date du 20 germinal an VIII (10 avril 1800), nous indiquent les changements survenus entre les deux dates: ils sont considérables. Nous devons résister au plaisir de les analyser en détail. Qu'il nous suffise de dire, tandis que le tableau du 30 pluviôse donne un total de deux cent huit employés, celui du 20 germinal ne donne plus qu'un chiffre de cent trente-cinq; un bon tiers, par conséquent, avait disparu; et quelques chefs de bureau, ayant cru pouvoir faire traîner la réforme et l'opération en longueur, reçurent le 4 prairial (24 mai), l'ordre suivant:
"Le ministre prévient le secrétaire général que les employés réformés, qui ont continué ou qui continuent à travailler dans les bureaux n'ont droit à aucune indemnité. Les chefs qui les ont conservés contre les ordres du ministre les payeront."
La vérité me paraît être que Lucien dans son agitation un peu fébrile et juvénile, mais à coup sûr laborieuse, se défiait de ses bureaux, et peut-être n'avait-il pas tort. Voilà pourquoi il eut près de lui ses hommes de confiance, son personnel, et, au premier rang de ce personnel, à cette heure capitale dans l'histoire de l'administration française, Claude Beugnot.

                                                                                                           Etienne Dejean.
                                                                                                    directeur des Archives nationales.

Les Annales politiques et litérraires, Revue universelle paraissant le dimanche, 26 mai 1907.

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