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lundi 16 novembre 2015

Mirabeau et Sophie.

Mirabeau et Sophie.


Mirabeau était horriblement laid, comme on sait, ayant été défiguré par la petite vérole, mais avec de très beaux yeux gris à fleur de tête et une voix charmante. Il fut gros de bonne heure, mais d'une grosseur qui tenait à la puissance et au développement des muscles: l'obésité ne vint que plus tard. Ses manières étaient, d'ordinaire, très polies, très cérémonieuses et même affectées. Dans la familiarité, c'était l'excès contraire: vulgarité, épaules roulantes et tapes sur le ventre et coups de poing dans le dos. Il n'était point buveur, mais grand mangeur et recherchant une nourriture si relevée de toutes sortes d'épices que ses commensaux ne pouvaient pas la supporter et en avaient des crachements de sang.
- Etes-vous donc une salamandre? lui disait Dumont (de Genève).
Il était menteur, mystificateur et faiseur de dupes avec verve et délices, le plus souvent pour se procurer de l'argent; mais, ce me semble, aussi pour son plaisir et pour obéir à sa nature et pour exercer et éprouver continuellement le pouvoir de ses yeux ensorceleurs, de sa voix enchanteresse et de ses gestes captivants.
Comme c'était l'habitude, presque universelle en son siècle, il ne parlait que morale, et son sens moral était nul. Ses idées sur l'amour et sur les femmes sont intéressantes à surprendre là où il n'a ni intérêt ni tendance à mentir, ce qui, du reste, est assez rare. Il voit dans l'amour, une nécessité de sa nature, et dit, d'après Jean-Jacques:
"Nos passions sont les principaux instruments de notre conservation."
Il cherche la femme sans acception de classe, de monde, de caractère, ni même, ce qui est très significatif, ni même de beauté.
"Il ne fut jamais très sensible à la perfection des traits."
L'imagination sensuelle le dominait. Il disait:
"Pourquoi tous les amours, même les plus délicats, finissent-ils? Parce qu'on s'imagine y goûter des plaisirs qu'on n'y trouve point, et ceci parce que, chez tous les mortels l'imagination est plus active que le cœur n'est sensible."
Du reste, comme tout son siècle, à bien peu près, il a ce goût pour les femmes qui s'accompagne, et qui peut être s'aiguise, d'un absolu mépris pour les femmes. Lettres à Chamfort: le passage, du reste est bien amusant:
"L'aberration des comètes n'est pas plus difficile à calculer que les mouvements du cœur, de l'esprit et surtout de l'amour-propre des femmes. Vous remarquerez que je n'ai peut-être fait là qu'un pléonasme, au lieu d'un crescendo; car plus je les vois et plus je me persuade que l'amour-propre est, à peu près,  l'unique clé de ce qu'on appelle leur caractère."
Libertinage, inquiétude passionnelle, mépris des femmes, comme mépris des hommes, mais celui-là plus fort que celui-ci, rouerie, activité physique et intellectuelle extraordinaire: voilà Mirabeau entre vingt et trente.
Ajoutez-y la duplicité, pour ne pas dire la multiplicité, ce qui serait plus juste, et le goût de la duplicité et de l'intrigue pour elles-mêmes, encore plus que pour parvenir. Lettres à Julie: celle-ci (19 novembre 1780) est adressée à La Fage:
"En général, mon ami, la guerre est la ressource des imprudents et des sots... Je n'ai été que trop porté dans ma jeunesse à admirer et à imiter Ajax; mais croyez-en l'expérience d'un homme qui a fait plus de sottises que vous, qui a vu plus de choses et des choses plus diverses. Elles m'ont appris, souvent à mes dépens, qu'Homère n'avait pas tort de préférer Ulysse qui fait réellement le rôle le plus noble, que c'est à lui qu'il appartient d'être le protégé de Minerve et de porter les armes d'Achille."
C'est avec ce tempérament et ce tour d'esprit que le jeune Gabriel fut enfermé au fort de Joux en 1775 pour avoir fait cent soixante mille francs de dettes.
Les prisons de l'ancien régime étaient comme celles du Réveillon: c'étaient des prisons gaies. A Joux, pour tout résumer un peu sommairement, mais avec exactitude, Mirabeau était sévèrement emprisonné, mais avec permission d'aller se promener dans les environs, de découcher, et sous la seule condition de ne pas passer la frontière, qui était toute proche. En conséquence, il passait sa vie à Pontarlier.
Il fut mis en rapport avec Sophie, marquise de Monnier, et il eut tout de suite beaucoup de goût pour elle, ce qui jusqu'à présent, ne distingue pas infiniment Mme de Monnier de toutes les femmes du dix-huitième siècle.
Sophie était agréable plutôt que jolie, avec un nez trop long et retroussé, un menton trop long, une bouche trop grande et de beaux yeux noirs. Elle était très peu intelligente, n'avait aucun caractère et se laissait absolument dirigé par l'homme qu'elle aimait jusqu'à paraître hypnotisée par lui. Au fond, elle l'était. Je suis persuadée que Sophie était une névrosée. Mais elle était aimante, "sensible", sentimentale, et "elle avait des principes". Elle avait les principes de Jean-Jacques Rousseau. Mirabeau tombait bien.
D'autant mieux, à ce moment, qu'il put prendre tout de suite le rôle de protecteur et de défenseur. Mme de Monnier était dans un embarras que sa faiblesse d'esprit et son activité d'imagination rendaient mortel. Elle s'était éprise, auparavant, d'un officier qui était un gredin. Il avait des lettres d'elle et son portrait, et, de loin, (car il avait changé de garnison), il faisait du chantage. Mirabeau offrit d'aller le regarder dans les yeux et de rapporter lettres et portrait:
- Après vous être battu?
- Oh! même sans me battre, je vous en réponds.
Il l'aurait fait; car il était brave; et il se serait battu, s'il avait fallu; et très probablement, comme il le disait, il aurait réussi sans se battre; car il avait, comme dit Philippe Brideau, "ce regard qui plombe les gens". L'a-t-il fait? Je ne le vois nulle part. Du reste, Mirabeau a évidemment dramatisé cet épisode et idéalisé son personnage dans ses Dialogues; mais le fond doit être vrai. Mirabeau a donné, tout d'abord, à Mme de Monnier l'idée qu'elle trouvait en lui un protecteur, un défenseur et un vengeur dont elle avait besoin.
Mirabeau fut très vite aimé de Mme de Monnier. Mais il avait un rival dans le gouverneur même du château de Joux, qui n'avait pas été insensible aux charmes de Sophie et qui avait été repoussé par elle avec pertes, pour cette raison, assez acceptable, qu'il était à peu près du même âge que M. de Monnier.
D'autre part, le mari fut bientôt averti. La situation devenait donc impossible. Dès que les amoureux se rendirent compte que la situation devenait impossible, ils n'eurent qu'une idée; évasion de Mirabeau, enlèvement de Sophie. Il faut rendre cette justice à Mirabeau, qu'il semble n'avoir pas varié dans son dessein. Il accepta pleinement la double responsabilité de son évasion et de Sophie enlevée. Il a aimé Sophie. C'est la seule femme, je crois, qu'il ait aimé. Il l'a aimé de 1775 à 1777, de Pontarlier à Vincennes. J'en répondrais.
Mirabeau s'évada. Ce n'était pas très difficile. ce qui l'était davantage, c'était l'enlèvement de Sophie. Les préparatifs furent longs et la période de préparation toute pleine de péripéties infiniment divertissantes pour nous.
Episode délicieux: Mirabeau se glissant un soir, très tard, chez Mme de Monnier, pris par les domestiques pour un voleur, appréhendé, payant d'audace et surtout de ce sang-froid qu'il ne perdit jamais, disant: "Je veux voir secrètement M. de Monnier", présenté à M. de Monnier, inventant une histoire, tirant de sa poche une lettre de son père et faisant semblant de la lire en improvisant un texte faux qui est accommodé à l'histoire qu'il vient d'inventer et qui la rend très consistante; consolé, caressé et protégé par M. de Monnier, qui lui offre son toit et sa bourse. Je sais bien que, surtout M. de Monnier est un imbécile; mais aussi Mirabeau est au Scapin sublime et l'histoire est à ravir.
L'enlèvement eut enfin lieu. Sophie sauta par-dessus le mur et par-dessus la frontière, déguisée en homme. C'était le 24 août 1776.
Ils restèrent comme on sait en Hollande, Mirabeau gagnant leur vie en travaillant misérablement pour les librairies, jusqu'en mai 1777. Ce fut le seul temps heureux de Sophie, peut-être le seul temps heureux, en tous les cas le plus heureux, de toute la vie de Mirabeau.

                                                                                                         Emile Faguet.
                                                                                                   de l'Académie française.

Les Annales politiques et littéraires, revue universelle paraissant le dimanche, 13 janvier 1907.

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