Le vin de Jeanne d'Arc.
Tiré d'un manuscrit découvert en 1500 dans l'abbaye de Pontarlier.
Le lendemain de l'interrogatoire public de Jeanne, à la nuit close, Cauchon, évêque de Beauvais, accompagné d'un moine dominicain, Favier, vint la réveiller dans sa prison et lui dit:
- Il est une chose sur laquelle je ne t'ai point publiquement interrogée, afin de garder une voie à ton salut. Réponds-moi sincèrement sur cette chose et je te jure sur les Évangiles que tu seras mise en liberté à l'instant même.
- Je ne refuse point de répondre, dit Jeanne, si ce que vous me demandez n'est point trahison envers mon Dieu, mon roy ou la France.
- Est-il point vrai, dit l'évêque, que le jour où tu assistais au sacre de Charles VII, il se retira avec toi et deux chevaliers en la sacristie de l'église, et que là tu versas une liqueur dans son gobelet en lui disant:
"- Celui-ci n'est-il pas le vrai breuvage du roy de France?
"- Oui, répondit-il, celui-ci me fait roy bien plus que l'huile sainte du sacre; avec celui-ci, j'ai acquis en vérité le nom de victorieux et jamais je n'en boirai d'autre."
Ce que Jeanne fit boire au roi.
- Il est possible, dit Jeanne, que j'aie dit et que notre sire le roy ait répondu quelque chose d'approchant et, s'il faut dire vrai, je me le rappelle présentement comme si j'y étais.
- Eh bien!, dit Cauchon, apprends-nous de quoi était composé ce merveilleux breuvage qui a rendu Charles victorieux de ses ennemis et l'a fait roy de France. Je te jure encore, tu sortiras d'ici saine et sauve avant que le jour ait paru.
Jeanne se prit à regarder Cauchon avec étonnement, puis elle lui dit:
- Ce breuvage, monseigneur, était du vin des campagnes situées entre Épernay et Reims, du vin simple et naturel.
- Détestable sorcière! s'écria l'évêque, nulle crainte ne peut donc te forcer à dire la vérité?
- Hélas! je la dis sans déguiser nullement. Ce breuvage était du vin de Champagne, je le jure devant Dieu.
- Cependant, reprit Cauchon, tu avoues avoir tenu le propos que j'ai dit?
- Hélas!, monseigneur, écoutez-moi, voici comment cela arriva. Un jour, plusieurs seigneurs de la Cour, après avoir écouté mes paroles, s'en laissèrent persuader, car alors j'étais inspiré par l'esprit de Dieu, et mes discours avaient le don de la persuasion. Ces seigneurs me conduisirent dans un château où était le roy Il s'y faisait grand bruit et les serviteurs chargés de fruits et de venaisons allaient en venaient par tout le château. On nous conduisit dans une salle où un festin était somptueusement servi. Le roy assis en haut bout de la table était déjà pris de vin. Il chantait avec gaieté, malgré les malheurs dont le peuple était accablé. En nous voyant entrer, il dit au seigneur La Hire, un de ceux qui nous conduisaient:
"- Que penses-tu de ce banquet?
"- Je pense, dit le seigneur La Hire, qu'on ne peut perdre son royaume plus gaiement!
"- Hors d'ici, s'écria Charles, hors d'ici les mauvais conseillers! Il faut rire et boire.
"- Bien, lui dis-je, buvons et rions, Sire.
"- Voilà qui est sage, repartit Charles, Jeanne, je te ferai mon boucher et mon échanson. Allons donne-moi de ce vin qui est dans cette cruche d'argent."
Le vin champagne se boit à Reims.
" Je pris la cruche, et en ayant versé dans le gobelet du roi, le le goûtai selon l'usage. Mais à peine en eus-je avalé une gorgée que je rejetai la cruche loin de moi en disant:
"- Quel est ce détestable vin?
"- Par le ciel, tu es difficile, dit Charles. Ce vin est de notre belle province de Champagne.
"- Ce n'est pas vrai, lui dis-je, le vin de Champagne que doivent boire les roys de France n'est bon que dans la ville de Reims où sont les Anglais.
"A cette parole que l'esprit de Dieu m'avait dictée, tous les assistants applaudirent en criant et en faisant briller leurs épées, et le roy Charles, rappelé de son ivresse, s'étant levé soudainement, tira aussi son épée et cria:
"- Ores, que ce vœu soit pour vous comme pour moi, nous ne boirons plus de ce vin qu'en la ville de Reims.
"- Et je vous le verserai, Sire" répondis-je.
"Vous savez, monseigneur comment s'est accompli ce vœu, comment Dieu fit tomber Orléans et Reims dans nos mains.
Le roi étant sorti un moment parce que la chaleur et la fatigue l'accablaient, on lui apporta une cruche de vin de Champagne pour le rafraîchir; je lui versai et dis la parole que vous avez rappelée et à laquelle il répondit ce que vous savez. Voilà la vérité, il n'y en a point d'autre.
Cette réponse mit en fureur l'évêque, qui fit torturer Jeanne, sans obtenir d'elle d'autre réponse. (1)
(1) Ce récit authentique de maître Favier, parent de l'évêque Cauchon, fut découvert sur un parchemin attaché à l'apologie de Jeanne d'Arc, prononcé en 1456 par le chancelier de l'Université.
Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 21 mai 1905.
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