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vendredi 16 octobre 2015

L'art de manier la dynamite.

L'art de manier la dynamite.


On s'est beaucoup ému des vols de cartouches commis à différentes reprises, dans certaines carrières des environs de Paris; mais on a parfaitement oublié un fait qui s'est passé l'an dernier, fait bien autrement grave cependant. Un paquebot rencontra en plein Océan, un navire abandonné: il alla à sa rencontre, l'aborda, le remorqua et le ramena à Anvers. Ce navire qui ne comportait plus un seul homme d'équipage, contenait pour tout chargement 10.000 kilos de dynamite. A peine arrivé dans les bassins de l'Escaut, il fit explosion: c'était son droit; mais à la réflexion, on se demanda si la plus grande partie du chargement n'avait pas été volée et si les voleurs ou leurs complices n'avaient pas pris le parti de faire sauter le reste pour ne pas éveiller les soupçons.
Ce n'est pas, en tous les cas, la dynamite qui fit défaut; si toute celle qui circule illicitement de par le monde devait être employée, il y aurait bien des maisons réduites à l'état de tas de pierres. Seulement son maniement demande de si précieuses précautions et un si expert tour de main qu'on ne l'emploie pas. Ceci a encore une fois tué cela, et au lieu de maudire les savants, auxquels le monde est redevable de ces découvertes, il faut les bénir de ce que leurs produits soient à ce point dangereux qu'on n'ose les approcher.
Il est bon qu'on sache que la dynamite, qui se présente sous l'innocent aspect d'une simple pâte grisâtre, est un poison mortel; ses vapeurs provoquent de fortes migraines et des vomissements; son simple contact au bout des doigts, et particulièrement sous les ongles, peut produire un violent mal de tête, accompagné de nausées; elle envenime d'une façon très grave la moindre écorchure.
Avis aux manipulateurs.
Et que de précautions ne faut-il point pour la fabriquer! M. Louis Bombled, a eu l'heureuse fortune  de questionner à ce sujet son ami, M. A. Thézard, l'éminent ingénieur chimiste qui dirigea longtemps une fabrique d'explosifs, et qui lui a fourni les plus curieux détails sur l'art de produire et de manier la dynamite. Quelques journaux ont prétendu que le premier venu pouvait en fabriquer avec des produits achetés chez le marchand de couleurs. Rien n'est plus faux, jugez-en: il faut des matières premières qu'on ne trouve pas en petite quantité. L'acide nitrique employé est très concentré et se fabrique à l'usine. Densité: 1,485 à 1,495.
L'acide sulfurique est également très concentré. Densité: 1,845.
La glycérine, d'une densité de 1,267, arrive aux usines par fûts. Ces produits sont analysés avant les opérations, et la proportion pour les mélanges est indiqué par le chimiste avant de commencer.
Les acides sont mélangés d'abord au moment de l'opération, puis envoyés dans l'appareil au moyen de l'air comprimé.
L'appareil se compose d'une cuve en plomb à doubles parois entre lesquelles circule un courant d'eau froide; dans l'intérieur se trouve plusieurs serpentins dans lesquels circule également de l'eau froide; puis un thermomètre qui doit indiquer la température. Les acides sont introduits et refroidis, puis on laisse tomber goutte à goutte la nitro-glycérine en faisant attention que la température ne s'élève pas au-dessus de + 25 °.
A la partie inférieure de la cuve se trouve un robinet qui communique avec le fond de l'appareil, de façon à pouvoir, s'il se produisait un échauffement trop rapide des liquides, vider en quelques secondes la cuve et noyer les mélanges dans un immense bac d'eau froide qui se trouve sous l'appareil à nitro-glycérine.
Le mélange des acides avec la nitro-glycérine s'effectue à l'aide d'un injecteur d'air qui arrive au fond de l'appareil.
L'opération terminée, on laisse reposer la nitro-glycérine, on décante les acides et la nitro-glycérine formée qui reste au fond de l'appareil est envoyée dans une autre cuve contenant de l'eau froide; on l'agite pendant un quart d'heure au moyen de l'air comprimé, on laisse reposer, puis on décante et on lave encore deux fois; on laisse encore reposer, puis on décante et on filtre sur du chlorure de sodium, après quoi, on la livre à la fabrication.
Il y a un atelier bien distinct pour chaque opération; ces ateliers sont dans des fosses et entourés de hautes digues en terre, un petit sentier y donne accès: ils sont construits en bois, de façon qu'en cas d'accident, il n'y ait pas de projections; ils sont construits d'après les règlements de l'Etat, et chacun peut s'en rendre compte en les consultant.
Vous voyez que pour faire convenablement et à peu près sans danger de la dynamite, il faut une installation très compliquée et on n'en a jamais trouvé les traces, même en réduction, dans les modestes chambres des anarchistes.
Et les manipulations nécessaires pour transformer la nitro-glycérine en dynamite sont encore plus dangereuses. La nitro-glycérine doit être employée le jour même. L'expérience a démontré qu'il était très dangereux de la laisser séjourner dans les bacs. Des décompositions pourraient se produire; elle gèle à + 8° et peut faire explosion au moindre choc. La nitro-glycérine, après sa fabrication, est transportée dans l'atelier de dynamite dans des brocs en gutta-percha; là on la mélange avec une terre très poreuse qu'on appelle scientifiquement randamite et qu'on connaît dans le métier sous le nom de gubr, substance qu'on ne trouve qu'en Allemagne. On la calcine, on la broie pour la réduire en poudre impalpable; on lui fait absorber 75 à 80 % de nitro-glycérine; on a alors la dynamite qu'on appelle dans le commerce dynamite n° 1.




Et si, de la manipulation, nous passons à l'emploi, bien d'autres difficultés surgissent encore.




La cartouche de dynamite est amorcée avec du fulminate de mercure; ces amorces en cuivre ont la forme d'un tube, et contiennent des charges différentes de fulminate; selon la sensibilité de la dynamite, on emploie des charges plus ou moins fortes de fulminate.




Ce tube ou amorce est fermé par un bout, et à l'autre extrémité on introduit la mèche qu'on fixe en étranglant le tube sur elle.



Cette mèche, généralement, est le cordon Bickford, tube en tresse goudronnée ou recouvert de gutta-percha et renfermant une poudre spéciale; la vitesse de combustion de ce cordeau est d'environ 1 m en 50 ou 60 secondes; il brûle sous l'eau.




Avec des dynamites de force moyenne, il faut:




Pour un mur ordinaire de 50 cm d'épaisseur: en charges concentrées, sans bourrage, 6,3 kilos pour obtenir une ouverture de 1,15 m.
Au pied du mur avec bourrage, 1,8 kilos pour obtenir la même ouverture.




En charge allongée, posée au pied du mur, ou suspendue à une certaine hauteur, 2,5 kilos par mètre courant.
Lors de l'éclatement il faut être au moins éloigné de 50 mètres dans le sens de la longueur du mur.
Pour mettre hors de service une locomotive, il faut environ 300 gr. de dynamite pour détériorer la bielle, ou 400 gr. pour faire sauter l'un des cylindres.




Je le répète, ces détails ne concernent que la dynamite fabriquée en usine, car il me parait invraisemblable qu'un monsieur quelconque s'amuse à fabriquer ces terribles explosifs en chambre. La dynamite qu'on obtiendrait devrait être détruite à bref délai car on s'exposerait fort à une décomposition.
Ainsi parla M; Thézard; et si nous divulguons ces détails, assez peu connus du public, c'est que de semblables passe-temps, n'ont rien de bien alléchant, et je sais bon nombre de gens paisibles, qui se seraient essayés à préparer de petites machines infernales à l'usage de leurs concitoyens, si la chose était sans danger, mais qui y regarderons à deux fois quand ils sauront que le plus exposé, dans toute cette affaire, ce n'est pas celui qu'on vise, mais l'opérateur lui-même.

                                                                                                                             T. G.

La Science illustrée, 30 juillet 1892.

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