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mercredi 7 octobre 2015

La table de Peutinger.

La table de Peutinger.


Nous donnons un fragment de la table de Peutinger, qui représente la plus grande partie de la France.
A l'aspect de cette carte, on ne reconnaît cependant guère notre cher pays. Où est ce joli hexagone qu'il forme et que connaissent nos plus humbles écoliers? Où est sa pointe avancée du nord? Où est son contour harmonieux sur la Manche? Que devient la convexité du golfe du Lyon?
C'était donc, va-t-on dire, un bien ignare géographe que ce Peutinger qui a dessiné une telle carte, où tout paraît informe, brouillé, sans proportion.
Attendez; ne vous pressez pas de jeter l'anathème sur ce document, un peu bizarre, il faut en convenir, mais qui est un des plus précieux restes des connaissances géographiques des anciens. Et d'abord, remarquez que Peutinger n'est nullement l'auteur de la Table à laquelle il a donné son nom.
Voici l'histoire de ce monument scientifique, désigné quelquefois sous le nom de "Table Théodosienne", parce qu'on l'a attribué, mais à tort, à l'époque de Théodose le Grand.
C'est un manuscrit sur parchemin conservé à la bibliothèque impériale de Vienne. Il a été exécuté au treizième siècle par un moine de Colmar. Ce religieux n'avait fait que copier un document beaucoup plus ancien, malheureusement perdu aujourd'hui, et composé probablement sous les empereurs romains, entre Auguste et l'extinction de la famille de Constantin.
La carte passa en la possession de Conrad Meissel (ou Celtis Protucius), qui la découvrit à Worms; celui-ci la donna en 1507, à un antiquaire d'Augsbourg, Conrad Peutinger, qui la conserva soigneusement et y consigna quelques remarques.
Après la mort de ce savant, survenue en 1564, le document fut acquis par la Bibliothèque impériale de Vienne, et on lui conserva le nom de son précédent propriétaire.
Welser en publia des fragments en 1591; une édition complète fut mise au jour par Scheyb, en 1773; une autre, qui n'est que celle de Scheyb, avec quelques modifications et des commentaires, fut donnée par Mannert, en 1824. Cependant d'assez nombreuses erreurs s'étaient glissées dans ces publications, et l'on sentait le besoin d'une édition plus correcte.
En 1867, M. Ernest Desjardins, épigraphiste éminent, et l'un de nos géographes les plus distingués, alla étudier à Vienne cette oeuvre si curieuse; il en prit un claque et une photographie, il la lut et relut avec un soin minutieux; puis, apportant à Paris le fruit de cette étude, il l'a fait graver, colorier, l'a accompagné d'un savant texte explicatif, et le tout a été publié en un magnifique in-folio par le ministère de l'instruction publique.
La Table entière, telle qu'on la possède aujourd'hui, se compose de onze segments, dont l'ensemble s'étend depuis l'océan Aquitanique (golfe de Gascogne) jusqu'aux bouches du Gange et à l'île Taprobane (Ceylan); mais il devait  y avoir quelque chose de plus à l'ouest, c'est à dire la partie représentant presque toutes les îles britanniques, l'Hispanie et le nord-ouest de l'Afrique; ce morceau est perdu, et le copiste de Colmar ne l'a probablement point connu lui-même.
La carte dépasse de beaucoup, à l'orient, les frontières de l'empire romain, quoique son objet principal soit l'itinéraire de cet empire. Car c'est avant tout un itinéraire, et presque rien de plus: aucune forme de pays, aucune orientation; pas de direction des fleuves, pas de situation acceptable des montagnes, ni même de la plupart des peuples. Mais les villes offrent entre elles des indications extrêmement précieuses de distances, tantôt en lieues gauloises, tantôt en mille romains. Tout est marqué en lieues (1); on le voit par la note inscrite à côté de Lyon: Ludgano, caput Galliay (Galliœ), usque hic legas: c'est à dire: "Lyon, capitale de la Gaule, jusqu'ici ce sont des lieues."
La carte originale a des couleurs assez variées: les mers et les fleuves sont en vert; les chaînes de montagnes, tour à tour en rouge, en jaune et en noir; les routes sont en rouge; les lieux sont marqués de rouge et de jaune, et quand il s'agit d'établissements thermaux, une teinte bleue est étendue sur les piscines. Beaucoup de noms de pays et de peuples sont en rouge.
Les signes qui représentent les lieux principaux sont de diverses sortes; le plus souvent, c'est un double bâtiment, à toits rouges et aigus et à murs jaunes, tantôt offrant l'image de simples guérites, quelquefois, enfin, présentant l'aspect d'un petit castel, comme on le voit pour Sammarobriva (Amiens) dans la première feuille à gauche.



feuille 1

Ailleurs s'offre une maison en perspective, partie jaune, partie rouge; ce sont les endroits célèbres par un monument religieux, par un temple païen ou chrétien: ainsi, Durocorto (Reims) et Cabilione (Châlons-sur-Saône).
Mais les plus apparents de tous les signes, ceux sur lesquels les auteurs (car c'est évidemment une longue suite à qui l'on doit ce monument) ont voulu le plus attirer l'attention, ce sont ces grands bâtiments carrés, dessinés en perspective et montrant une piscine dans l'intérieur. On reconnaît là des établissements thermaux, chers aux Romains, et qui étaient pour eux non-seulement des bains où l'on pouvait recouvrer la santé, mais des buts de pèlerinage, des lieux sacrés, que telle divinité, telle nymphe, tenait sous sa protection et illustrait de ses prodiges.
On remarque, par exemple, dans notre carte, Aquis Segeste, entre Agetincum (Sens) et Cenabo (Orléans), à vingt deux lieues l'une de l'autre. Quelles sont ces eaux minérales? Il n'y en a point d'importantes aujourd'hui dans cette partie de la France; les distances conduisent assez bien à Ferrières (dans le Loiret), qui a des sources minérales, mais froides et sans réputation de nos jours. On remarque ensuite Aquis Bormonis, ainsi nommée du dieu Bormo, Borvo ou Borbo, protecteur des eaux minérales et qui a donné naissance aux dénominations Bourbon, Bourbonne, Bourbonnais. Ces thermes sont aujourd'hui Bourbon l'Archambault. Aquis Calidis, c'est à dire eaux chaudes, est certainement Vichy, Aquis Nisincij correspond à Saint-Honoré (dans la Nièvre), suivant les uns; à Bourbon-Lancy (en Saône-et-Loire), suivant les autres.


feuille 2


Nous trouvons Aquis Segeste dans le bas de la carte. Par les distances qui l'accompagnent, on peut croire que c'est Montbrison, qui a des eaux minérales, aujourd'hui peu connues, il est vrai, mais qui ont pu être renommées autrefois, comme les restes d'un temple d'une déesse païenne le feraient supposer.
Sur la marge de droite de notre deuxième feuille apparaissent les thermes de Lindesina, dont on a de la peine a trouver l'identification; M. E. desjardins ne voit guère que Bourbonne-les-Bains qui puisse y répondre. 
Examinons maintenant les stations désignées par un double bâtiment. Déjà nous avons cité Sammarobriva (Amiens), sur le bord occidental de la première feuille. Avançons-nous à l'est, toujours dans le haut de la carte, et nous trouvons, dans la première feuille, Casaromago (pour Cæsaromago), aujourd'hui Beauvais; Aug. Suessoy, ce qui veut dire Augusta Suessirum (mais le nom le plus correct serait Augusta Suessonum): c'est notre Soissons actuel; Bacaconervio (pour Bacaco Nerviorum), qui, importante autrefois, est devenue la modeste petite ville de Bavay, dans le département du Nord; Noviomagi (Nimègue).
Au milieu de la feuille, voyez Autricum (Chartres); Subdinnum (LeMans), Cenabo (Orléans), Avaricum (Bourges), Lemano (Poitiers); Narbone, qui est déjà presque le nom actuel de Narbonne.
A la deuxième feuille, remarquons, dans le haut Colo Traiana (Colonia Trajana), qui est aujourd'hui probablement Xanten, dans la province prussienne du Rhin; Veteribus, peut être Birten, dans la même province; Atuaca, qui est devenue Tongres en Belgique; Durocortoro, une des plus importantes villes de la Gaule, et encore une des plus grandes villes de France sous le nom de Reims; Nasic (pour Nasium), qui est aujourd'hui le village de Naix, dans le département de la Meuse.
Dans le milieu de cette feuille, distinguons Aug. Bona (Augustobona), la Troyes actuelle; Eburobriga, qui est le village d'Avrolles, dans le département de l'Yonne; Audemantunno (Langres); Cabilione (Châlon-sur-Saône, qui diffère d'orthographe de Châlons-sur-Saône, laquelle, d'ailleurs n'apparaît pas dans cette carte); Aug. Dunum (pour Augustodunum), qui est devenue Autun.
Dans le bas de la feuille, enfin, nous rencontrons Lugduno, cette capitale de la Gaule, caput Galliœ, suivant la carte, et qui est bien sur le Rhône, mais pas trop loin de la Saône; Foro Segustavarum (mis pour Foro Segusiavorum), qui a donné le nom au Forez, et qui est aujourd'hui la petite ville de Fleurs; Nenmso (pris pour Nemuso ou pour Nemauso), une des plus belles et des plus grandes villes de la Gaule romaine: c'est aujourd'hui Nîmes; Arelato (ou mieux Arelate), l'Arles moderne. La célèbre Masilia (plus généralement Massilia ou Massalia), notre Marseille, se montre sur la marge droite de la carte.
Nous ne voulons pas parler en détail des villes qui ne sont que nommées sans signes caractéristiques: ce serait une nomenclature fastidieuse. Nous ne ferons une exception qu'en faveur des trois lieux qui intéressent particulièrement les Parisiens! Luteci (pour Lutetia), notre Paris, qui a sur la carte une modeste apparence et une bien mauvaise situation, au bord de la Loire; Meteglo (pour Mecledo, Mecledum) qui est aujourd'hui Melun; Bruusara, pour Brivasara ou plutôt Briva Isara, dont Pontoise traduit exactement le nom, car Briva, en celtique signifiait pont, et l'Isara était l'Oise.
Nous devons dire quelque chose des noms de pays écrits en gros caractères, en caractères droits et capitaux. On lit dans le haut de la carte le mot Francia; ce n'est pas la France actuelle qu'on veut désigner ainsi, mais le pays des Francs avant leur invasion en Gaule; c'est leur séjour à droite du Rhin.
A côté, un peu sur la gauche, vous lisez la fin d'un nom, VIA; c'est la terminaison du mot PATAVIA, mis pour Batavia, la Batavie, à laquelle la carte donne évidemment trop d'importance.
Un peu plus bas s'étend le nom de la Belgique (Belgica), dont le milieu LGI  se montre seul sur nos feuilles.
Les Lugdunenses (dont le nom n'est pas non plus complet sur notre carte) s'offrent ensuite. Cela rappelle les cinq Lyonnaises entre lesquelles étaient réparti le milieu de la Gaule sous les empereurs romains.
Dans le bas, ces deux grosses lettres IA, qu'on voit près de la mer, appartiennent à la fin du nom d'Aquitania, l'Aquitaine.
La géographie physique est, il faut l'avouer, horriblement maltraitée dans ce document. Voyez-vous le Rhin, dont le nom Rhenus, n'est marqué que sur une feuille que nous n'avons pas ici, courir directement de droite à gauche dans la partie la plus haute de la carte? Il ne vous rappelle guère ce fleuve aux vastes contours.
La Meuse, qui vient ensuite, ne porte pas le nom de Mosa, comme chez la plupart des géographes anciens; elle se nomme (sur la parie occidentale de la carte) Patabus pour Batavus, le fleuve Batave.
Mais quel est ce fleuve qui vient ensuite sans nom?
A son importance on le prendrait pour la Seine; mais en voyant sur les bords Sammarobriva (Amiens), on peut penser que c'est la Somme.
La Seine alors va se trouver omise sur la Table; ce qui est un peu humiliant pour notre beau fleuve national.
La Loire, que la carte appelle Riger (et non Liger, comme les autres auteurs anciens) est assez longuement représentée. Mais quelles hérésies déparent son cours! Luteci (Paris) est sur ses bords, Cenabo (Orléans) en est assez loin, Autricum (Chartres) est baignée par ses eaux!
La Garunna (Garonne) à un cours plus long que celui de la Loire, ce qui est contraire à la vérité; et, fautes encore plus graves, elle descend des montagnes du pays des Segusiaves, c'est à dire du Forez, et elle coule entre Bourbon-l'Archambault et Vichy. Il est probable que la Table, en faisant venir ce fleuve des régions orientales de la France, prend la Dordogne pour la Garonne, ce qui n'a rien d'extraordinaire; et un fleuve sans nom, que nous voyons encore plus au midi, est évidemment la Garonne, mais une Garonne bien étrange encore,  qui descendrait des montagnes proches de Vichy et passerait à Clermont (Augustonemeto). Convenons que cette carte, d'ailleurs si précieuse, est l'enfance de la topographie.
Nous trouvons un peu plus de justesse dans le cours de l'Arar (Saône) et dans celui du Rhône, dont les boucles se présentent sur la marge méridionale de notre feuille, à droite, avec l'indication Ostia flii Rodani.
A l'est de ces boucles est représenté, sous le nom de Fossis Marianis et sous la forme d'une voûte majestueuse, le canal que Marius fit faire du Rhône à l'étang de Berre.
Les noms des peuples sont en caractères semi-gothiques, assez gros; on les trouve dispersés presque au hasard. C'est ainsi que les Parisi (les Parisiens) sont placés entre la Meuse et le Rhin, vers les frontières de la Germanie, loin de Luteci leur capitale; les Rutènes (Ruteni), qu'on voit aux bords de la Garonne, se trouvent bien éloignés de leur capitale, Segodum (Rodez); les Nitiobroges (nommés Nitiobriges par la plupart des auteurs anciens) se rencontrent sur notre carte entre la Loire et la Meuse; ils devraient être à cent lieues de là; aux bords de la Garonne, vers Agen leur capitale, qu'on trouve sous le nom d'Aginnum dans une autre feuille.
Qu'est-ce que les Cambiovicences, qui s'étendent, en gros caractères, entre les thermes de Segeste, de Nisincij, d'Aquis Bormonis et d'Aquis Calidis? Le nom, assez obscur aujourd'hui, de Chambon (département de la Creuse) paraît leur correspondre.
Les Volcetectosi (les Volce Tectosages d'autres auteurs) sont vers la Méditerranée, aux environs de Narbonne. Il n'y a rien à dire.
Les Nerviges, que nous apercevons dans le voisinage de Durocortoro et d'Atuaca, sont évidemment les Nerviens, peuple très-important de l'ancienne Belgique.
Les Cadurci, dont vous voyez apparaître la fin du nom sur le bord gauche de notre première feuille, sont à peu près à leur vraie place, entre la Loire et la Garonne. Le Quercy actuel et Cahors, chef-lieu du Lot, rappellent leur nom.
L'Umbranicia, qui se montre comme un pays assez important dans le bas de notre deuxième feuille, n'a pas de synonymie connue. Pline est, avec la Table, le seul auteur ancien qui en fasse mention. Où est-elle exactement?
La Gallia Comata, c'est à dire la Gaule chevelue, occupe évidemment un espace trop restreint: on dirait que cette Gaule ne s'étendait que vers la Garonne; mais c'était en réalité, toute la Gaule au delà de la province romaine, c'est-à-dire le pays des vrais Gaulois portant les cheveux longs.
Ceux de nos lecteurs à qui le latin est familier ne manqueront pas d'être frappés du cas attribué à presque tous les noms de villes; ce cas est l'ablatif et non le nominatif, qui paraîtrait plus naturel: c'est ainsi qu'on voit Lugduno, et non Lugdunum; Cabillione, et non Cabillio; Matiscone, et non Matisco (Mâcon); Durocortoro, et non Durocortorum; Aquis Calidis, et non Aquœ Calidœ; Cenabo, et non Cenabum; fl° (fluvio) Garunna, pour fluvius Garunna; fl° Arar pour fluvius Arar, etc.
Cependant on trouve au nominatif Autricum, Subdinnum, avaricum et plusieurs autres. Luteci (notre Paris) n'est à aucun cas: on aurait du mettre Lutecia. Nous ne pouvons nous rendre compte de cette diversité de formes.
On remarquera aussi combien souvent se trouve répété le nom de lieu Fines, ad Fines, ce qui indique des confins, des localités placées sur les limites de deux populations, de deux provinces; il y avait généralement des colonnes militaires placée en ces endroits. Les noms actuels de Fins, de Feins, de Fîmes, rappellent quelques-unes de ces situations frontières.

(1) La lieue gauloise, en latin lega, leuga ou leuca, était de 50 m au degré.

Le Magasin pittoresque, janvier 1875.




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