Les représentations théâtrales en France.
Bien des gens se plaignent, avec plus ou moins de raison, de la disposition de nos théâtres. Les Français, passionnés pour l'égalité, voudraient une salle où tous pussent également entendre et voir ce que l'on dit et ce qui se fait sur la scène. Mais cet idéal est irréalisable. Aucunes combinaisons d'angles et de courbes n'annulera la distance; il y aura toujours des loges de côté, et, malgré des murailles sonores, malgré le secours des lorgnettes, les exigeants auront toujours lieu de se plaindre.
Que serait-ce si on les transportait à une représentation du quinzième siècle ou même du dix-septième siècle? Le passé les rendrait singulièrement indulgents pour le présent. Des écrivains comme Rotrou, des spectateurs comme Boileau et la Bruyère, ne connaissaient ni les riches décors, ni les rampes mobiles, ni les ventilateurs, ni les plafonds lumineux. La scène était une estrade posée sur des tréteaux, bordée de chaises où se plaçaient les jeunes fats, les interrupteurs enrubannés. Palais, prison, forêt, l'imagination devait tout suppléer. Une toile peinte servait de fond; des bandes de papier bleu figuraient l'azur du ciel. Entre les acteurs et le public, des mèches fumeuses nageaient dans une affreuse gouttière sur du suif en fusion. La salle ne formait pas l'hémicycle de rigueur; non, mais sur les parois d'une longue pièce carrée s'appliquaient trois galeries en charpentes, d'où l'on ne voyait qu'en tournant la tête de côté. Des loges de face, on était trop loin pour voir et pour entendre; il n'y avait que de mauvaises places. L'orchestre et le parterre, si justement aimés aujourd'hui, n'étaient qu'un espace incommode et sans sièges. Rappelons ce qu'en dit un contemporain:
"Il s'y trouve mille marauds mêlés avec les honnêtes gens, auxquels ils veulent quelquefois faire des affronts. Ils font une querelle pour un rien, mettent l'épée à la main et interrompent toute la comédie. Dans leur plus parfait repos, ils ne cessent de parler, de crier, de siffler."
Ces imperfections, qui ne sont rien, comparées à celles du théâtre au moyen âge, s'expliquent par le tardif développement de l'art et de la littérature dramatiques. Il n'y eut point de comédie en France avant la Farce de Pathelin, qui demeure isolée au quinzième siècle; et tous les efforts de la Pléiade, au temps de la renaissance, n'aboutirent qu'à un théâtre d'emprunt, imité soit des anciens, soit de l'Italie. Deux causes expliquent suffisamment cette longue indigence: une langue longtemps imparfaite, surchargées de redondances, et comparable au verbiage d'une enfant spirituel; l'origine même de notre théâtre. La tragédie et la comédie grecques naquirent aux fêtes de Bacchus; elle dérivèrent aussi d'une religion nationale, comme aujourd'hui encore le drame persan, comme autrefois le drame indien; mais les divinités du paganisme, comme on sait, personnifiait les éléments variés de la libre vie humaine, ressources qui manquent à un drame chrétien.
On mentionne bien, avant les croisades, des chanterels, pastorales et comédies, composés par des troubadours qui prenaient le nom de Comiques, et jouaient leurs pièces avec succès devant les rois et les seigneurs féodaux; mais les sociétés dramatiques qu'ils avaient fondées périrent de très-bonne heure, peut-être avant le treizième siècle. Le mouvement des croisades ramenait les esprits comme les cœurs aux légendes religieuses. Si les ménestrels, les jongleurs, présidèrent encore aux divertissements des cours, aux ballets, aux pantomimes, les efforts de leurs devanciers n'en furent pas moins perdus et non avenus. Il ne faudrait pas non plus chercher l'origine de notre théâtre dans les parades de ces baladins, histrions ou farceurs que Rome avait légués au monde romain, et qui furent supprimés par une ordonnance de Charlemagne, en 789.
Les fondateurs, bien humbles et bien inconscients, de la scène française, sont des pèlerins qui revenaient de la terre sainte et s'arrêtaient sur les places des villes pour chanter des cantiques et des complaintes. Pour doubler l'attrait de leurs chants, ils imaginèrent de les couper de dialogue, et d'en compléter l'expression par des gestes. Ils créèrent ainsi des espèces d'actions empruntées à la vie terrestre du Christ, gloses inépuisables sur les mystères de la religion. De là le nom de ces ébauches dramatiques. Après les Évangiles, l'Ancien Testament, les Apocryphes, la Vie des Saints, furent mis à contribution. Tout mystère eut la prétention de résumer la destinée entière de l'homme et du monde dans l'idée mystique de la chute et de la rédemption. Le sujet, assurément, ne manquait pas de grandeur; mais il est à regretter que cette épopée systématique de l'humanité, si bien exprimée par quelques cathédrales, n'ait point rencontré de grand poëte, moins préoccupé que le Dante de haines personnelles et d'utopies politiques. Malheureusement, la stérilité bavarde a seule caractérisé l'esprit littéraire au moyen âge.
Jusqu'à la fin du quatorzième siècle, les mystères furent considérés comme le complément des cérémonies religieuses; ils étaient joués dans les églises, entre deux sermons. Les hymnes et les proses de l'office divin formaient les intermèdes; le drame, souvent mi-parti de latin et de langue vulgaire, était écrit par un membre du clergé; les plus hauts prélats favorisaient la représentation de leur présence, ou même y prenaient une part active: on cite tel évêque qui représentait Jésus, avec ses chanoines et ses vicaires pour apôtres. Le jeu de ces acteurs sacrés n'était point sans péril, tant on y mettait de conviction. Ainsi, à Metz, en 1437, un curé qui faisait Jésus-Christ crucifié serait mort pour tout de bon si l'on ne se fût empressé de la détacher.
Il n'y avait pour ainsi dire qu'un mystère principal, la Rédemption; les pièces qui se rattachaient aux légendes des saint et de Notre-Dame étaient tout accessoires au grand mystère de Jésus, sorte de trame continue, où les acteurs coupaient à leur gré ce qui pouvait tenir en un ou plusieurs jours, selon le temps dont ils disposaient. Une représentation, à Bourges, dura quarante jours; elle commençait dans la matinée, reprenait vers une heure après le dîner, et continuait jusqu'au soir, pour recommencer le lendemain. Il faut dire qu'alors (1536), bien des mélanges adultères avaient altéré la pureté de l'ancien drame religieux; et le cadre élargi du mystère admettait, pour retenir la foule, les farces les plus licencieuses et les plus plates bouffonneries.
Peu à peu le mystère était sorti des églises; il avait débordé sur les parvis et les places; les villes le conviaient à leurs fêtes patronales; les foires de Champagne même l'appelaient à lutter avec leurs baladins et leurs ménageries. Des sujets semi-laïques s'imposaient aux arrangeurs, témoin une Prise de Jérusalem par Godefroy de Bouillon, représenté devant Charles V en 1378. Enfin, des confréries séculières remplacèrent les suppôts de clergie. Nous voyons, en 1398, la Passion et la Résurrection jouées à Saint-Maur par des bourgeois de Paris, maçons, menuisiers, serruriers, maréchaux ferrants. C'était quelque chose comme un théâtre de société. Jusque là l'autorité ne s'était point mêlé de réglementer ces amusements pieux; mais ne devait-elle pas y arriver tôt ou tard. Une ordonnance du prévôt de Paris troubla cette troupe improvisée; à peine exerçait-elle depuis quelques mois. Les bourgeois se pourvurent à la cour, et pour se la rendre favorable, ils prirent le nom de confrères de la Passion. Charles VI, qui se plaisait à leurs représentations, les autorisa, par lettres patentes, en 1402, permettant de plus aux confrères d'aller et venir dans les villes avec l'habillement conforme au sujet qu'ils mettaient en scène. C'est alors qu'ils affermèrent un ancien édifice, construit au treizième siècle pour le service des pèlerins et des malades. Dans une des salle de cet hôpital, dit de la Trinité, près de la porte Saint-Denis, ils élevèrent le premier théâtre permanent. Voici comment M. de la Villemarqué décrit ces sortes de constructions, d'après les Toiles peintes de Reims:
"Qu'on élève une grande maison de bois, sculptée et enluminée, en forme d'hémicycle, à plusieurs étages ou galeries, avec caves et combles; qu'on divise par des cloisons légères chaque galerie portant un écriteau; qu'on abaisse assez la rampe de ces compartiments, pour qu'on puisse voir distinctement ce qui se passe à l'intérieur; qu'on y introduise ensuite, par un escalier dérobé, ménagé à cet effet, divers groupes de personnages suivant leurs rôles respectifs: Dieu le père dans les combles ou le ciel, avec la musique; les démons dans la cave, les hommes aux étages intermédiaires, chacun dans un lieu qu'il ne quittera que pour passer dans un autre lieu lorsque l'action le demandera, et l'on aura obéi à toutes les recommandations faites en tête des Mystères du moyen âge."
Pilate avec sa femme et ses soldats, Hérode et sa suite, les pontifes, le marchand de parfums et sa femme Marie-Madeleine, Simon le lépreux, avaient chacun leur compartiment où on les voyait à mi-corps, comme des marionnettes.
"Voici, dit l'auteur d'un mystère, comment nous jouons la sainte Résurrection: nous commençons par préparer les lieux et les habitations; d'abord le Calvaire, puis le tombeau, qui doit contenir une prison pour enfermer les âmes captives, ensuite l'enfer. Il faut aussi un ciel, et placer aux différentes galeries, d'un côté, Pilate et ses vassaux (il y aura avec lui six ou sept chevaliers); de l'autre, Caïphe et toute la juiverie, et Joseph d'Arimathie. Au quatrième compartiment, dom Nicomède; chacun suivi de ses amis; au cinquième, les disciples du Christ, et au sixième, les trois Marie. Il faudra aussi que la Galilée soit représentée au milieu de la place, ainsi que le bourg d'Emmaüs où Jésus entra dans l'hôtellerie. Lorsque tous les gens seront assis et qu'on aura fait silence, Joseph d'Arimathie viendra trouver Pilate et lui parlera."(1)
De nombreuses confréries de la Passion se formèrent dans les principales villes du royaume, et toutes fort bien vues de la population et du clergé, malgré les farces qu'elles mêlaient à leurs pièces, malgré les aventures empruntées aux romans et décorées du nom de mystères; on jouait Griselidis, l'histoire de Troie la Grant, aussi bien que l'Apocalypse, les Actes des Apôtres, la Passion et le Jugement dernier. Le public ne montrait que plus d'empressement; la variété n'a-t-elle pas toujours été l'élément des succès durables? On attendit jusqu'à l'an 1541 pour apercevoir l'inconvenance de ces compromis entre la religion et la bouffonnerie. En 1547, les confrères, expulsés de l'hôpital de la Trinité, qui fut rendu à sa destination première, obtinrent la permission d'acquérir l'ancien hôtel des ducs de Bourgogne, rue Mauconseil, et d'y établir un théâtre. Un arrêt confirmatif de 1548 leur enjoignit seulement à renoncer à la représentation des mystères, et de ne jouer que des sujets profanes, licites et honnêtes. A cette condition, ils conservèrent leur monopole dans Paris et ses banlieues. Défense expresse était faite d'y jouer autrement qu'à leur profit. Enfin, possesseurs de richesses considérables, et reconnaissant l'incompatibilité des pièces profanes avec leur titre religieux, ils cessèrent de monter sur le théâtre, et louèrent leur hôtel et leur privilège à une troupe de comédiens, se réservant les deux loges les plus proches de la scène. Ces loges, dites des maîtres, étaient protégées par des barreaux; elles furent l'origine des loges grillées. Les troupes qui se succédèrent à l'hôtel de Bourgogne jouirent durant un siècle de la faveur royale et publique. Le privilège des confrères durait toujours; il ne fut aboli qu'en 1676, et les revenus qu'il leur assurait furent attribués à l'hôpital général. Cependant les mystères, dès longtemps oubliés à Paris, continuèrent d'être goûtés en province. En 1834, le mystère du Commencement et de la fin du monde fut encore représenté en Bretagne par une centaine d'acteurs improvisés. Ces nombreux personnages sont d'ordinaire représentés par des marionnettes; nous avons vu nous-même jouer ainsi dans les foires la Tentation de saint Antoine.
Entraînés à suivre jusqu'au bout les mystères dans leurs vicissitudes de leur destinée, nous n'avons pu mentionner, à côté de la confrérie de la Passion, diverses sociétés moins anciennes et moins illustres, mais dont l'influence fut plus immédiate encore sur la fondation du théâtre véritable. C'est grâce à la concurrence des Enfants sans souci et des Basochiens que la comédie humaine se glissa dans les mystères et peu à peu leur enleva la scène.
Les Enfants sans souci avaient pour chef le Prince des Sots. C'étaient des jeunes gens de famille, amis du plaisir et de l'indépendance, qui se réunirent en société, dans le courant du quinzième siècle, pour jouer des pièces de leur composition, nommées soties, où le gros sel était jeté à pleines mains. La confrérie de la Passion réussit à s'adjoindre la troupe rivale. Cette singulière association, qui dura jusqu'en 1544 avec grande vogue, amena le discrédit des mystères et enfin la retraite de la confrérie.
C'est au règne de Louis XI que remontent les essais dramatiques des clercs du Parlement et des clercs du Châtelet, autrement dit, de la Basoche. Ils représentèrent des soties et des farces, d'autres pièces beaucoup plus imparfaites et plus rapprochées des mystères, et dont les personnages inanimés représentaient des Vertus et des Vices, le Jugement, la Richesse, la Pauvreté, la Convoitise. On appelait ces froides compositions des moralités; elles ne vivaient que par une foule de traits satiriques vivement décochés aux ridicules de l'époque et aux mœurs de la cour. Elles rappellent donc, non seulement par la médisance et les dures personnalités, la comédie primitive de la Grèce, dont Aristophane nous a légué le précieux modèle. On comprend que la Basoche ait eu souvent maille à partir avec les puissances. Protégées par Louis XI, détestée du Parlement, elle se vit interdire, en 1476, toute représentation publique, sous peine de bannissement et de confiscation. En 1477, Jean l'Eveillé, se disant roi de la Basoche, fut menacé d'être battu de verges par les carrefours de la ville de Paris. En 1486, une moralité satirique excita la colère de Charles VIII, qui fit arrêter les cinq principaux de la bande. Le règne de Louis XII fut l'âge d'or de la Basoche. Le roi resta sourd aux plaintes des grands que les écoliers et les clercs flagellaient sans pitié. Il leur livra volontiers les abus et sa propre personne, et ne leur interdit que la reine; au surplus, disait-il, s'ils vont trop loin, je les ferai tous pendre. Après sa mort, ils se retrouvèrent en face de leur vieil ennemi le Parlement; toutefois, les arrêts de 1515, 1516, 1536 et 1582, prohibèrent seulement la diffamation et les attaques aux lois religieuses et civiles. Le second de ces arrêts avait établi nommément la censure préalable.
Le seizième siècle créa la comédie de mœurs, la seule vraie. C'est à l'école de Ronsard qu'il faut en attribuer tout l'honneur. Le retour aux traditions de l'antiquité fut le point de départ véritable de tous les progrès, paralysés par la barbarie du moyen âge. En 1548, la représentation de la Calandra, à Lyon, offre le modèle d'une pièce régulière:
(1) Le grand mystère de Jésus, par M. H. de Villemarqué, de l'Institut.
(1) La Comédie en France au seizième siècle, par E. Chasles 1862.
Le Magasin pittoresque, juillet 1866.
Que serait-ce si on les transportait à une représentation du quinzième siècle ou même du dix-septième siècle? Le passé les rendrait singulièrement indulgents pour le présent. Des écrivains comme Rotrou, des spectateurs comme Boileau et la Bruyère, ne connaissaient ni les riches décors, ni les rampes mobiles, ni les ventilateurs, ni les plafonds lumineux. La scène était une estrade posée sur des tréteaux, bordée de chaises où se plaçaient les jeunes fats, les interrupteurs enrubannés. Palais, prison, forêt, l'imagination devait tout suppléer. Une toile peinte servait de fond; des bandes de papier bleu figuraient l'azur du ciel. Entre les acteurs et le public, des mèches fumeuses nageaient dans une affreuse gouttière sur du suif en fusion. La salle ne formait pas l'hémicycle de rigueur; non, mais sur les parois d'une longue pièce carrée s'appliquaient trois galeries en charpentes, d'où l'on ne voyait qu'en tournant la tête de côté. Des loges de face, on était trop loin pour voir et pour entendre; il n'y avait que de mauvaises places. L'orchestre et le parterre, si justement aimés aujourd'hui, n'étaient qu'un espace incommode et sans sièges. Rappelons ce qu'en dit un contemporain:
"Il s'y trouve mille marauds mêlés avec les honnêtes gens, auxquels ils veulent quelquefois faire des affronts. Ils font une querelle pour un rien, mettent l'épée à la main et interrompent toute la comédie. Dans leur plus parfait repos, ils ne cessent de parler, de crier, de siffler."
Ces imperfections, qui ne sont rien, comparées à celles du théâtre au moyen âge, s'expliquent par le tardif développement de l'art et de la littérature dramatiques. Il n'y eut point de comédie en France avant la Farce de Pathelin, qui demeure isolée au quinzième siècle; et tous les efforts de la Pléiade, au temps de la renaissance, n'aboutirent qu'à un théâtre d'emprunt, imité soit des anciens, soit de l'Italie. Deux causes expliquent suffisamment cette longue indigence: une langue longtemps imparfaite, surchargées de redondances, et comparable au verbiage d'une enfant spirituel; l'origine même de notre théâtre. La tragédie et la comédie grecques naquirent aux fêtes de Bacchus; elle dérivèrent aussi d'une religion nationale, comme aujourd'hui encore le drame persan, comme autrefois le drame indien; mais les divinités du paganisme, comme on sait, personnifiait les éléments variés de la libre vie humaine, ressources qui manquent à un drame chrétien.
On mentionne bien, avant les croisades, des chanterels, pastorales et comédies, composés par des troubadours qui prenaient le nom de Comiques, et jouaient leurs pièces avec succès devant les rois et les seigneurs féodaux; mais les sociétés dramatiques qu'ils avaient fondées périrent de très-bonne heure, peut-être avant le treizième siècle. Le mouvement des croisades ramenait les esprits comme les cœurs aux légendes religieuses. Si les ménestrels, les jongleurs, présidèrent encore aux divertissements des cours, aux ballets, aux pantomimes, les efforts de leurs devanciers n'en furent pas moins perdus et non avenus. Il ne faudrait pas non plus chercher l'origine de notre théâtre dans les parades de ces baladins, histrions ou farceurs que Rome avait légués au monde romain, et qui furent supprimés par une ordonnance de Charlemagne, en 789.
Les fondateurs, bien humbles et bien inconscients, de la scène française, sont des pèlerins qui revenaient de la terre sainte et s'arrêtaient sur les places des villes pour chanter des cantiques et des complaintes. Pour doubler l'attrait de leurs chants, ils imaginèrent de les couper de dialogue, et d'en compléter l'expression par des gestes. Ils créèrent ainsi des espèces d'actions empruntées à la vie terrestre du Christ, gloses inépuisables sur les mystères de la religion. De là le nom de ces ébauches dramatiques. Après les Évangiles, l'Ancien Testament, les Apocryphes, la Vie des Saints, furent mis à contribution. Tout mystère eut la prétention de résumer la destinée entière de l'homme et du monde dans l'idée mystique de la chute et de la rédemption. Le sujet, assurément, ne manquait pas de grandeur; mais il est à regretter que cette épopée systématique de l'humanité, si bien exprimée par quelques cathédrales, n'ait point rencontré de grand poëte, moins préoccupé que le Dante de haines personnelles et d'utopies politiques. Malheureusement, la stérilité bavarde a seule caractérisé l'esprit littéraire au moyen âge.
Jusqu'à la fin du quatorzième siècle, les mystères furent considérés comme le complément des cérémonies religieuses; ils étaient joués dans les églises, entre deux sermons. Les hymnes et les proses de l'office divin formaient les intermèdes; le drame, souvent mi-parti de latin et de langue vulgaire, était écrit par un membre du clergé; les plus hauts prélats favorisaient la représentation de leur présence, ou même y prenaient une part active: on cite tel évêque qui représentait Jésus, avec ses chanoines et ses vicaires pour apôtres. Le jeu de ces acteurs sacrés n'était point sans péril, tant on y mettait de conviction. Ainsi, à Metz, en 1437, un curé qui faisait Jésus-Christ crucifié serait mort pour tout de bon si l'on ne se fût empressé de la détacher.
Il n'y avait pour ainsi dire qu'un mystère principal, la Rédemption; les pièces qui se rattachaient aux légendes des saint et de Notre-Dame étaient tout accessoires au grand mystère de Jésus, sorte de trame continue, où les acteurs coupaient à leur gré ce qui pouvait tenir en un ou plusieurs jours, selon le temps dont ils disposaient. Une représentation, à Bourges, dura quarante jours; elle commençait dans la matinée, reprenait vers une heure après le dîner, et continuait jusqu'au soir, pour recommencer le lendemain. Il faut dire qu'alors (1536), bien des mélanges adultères avaient altéré la pureté de l'ancien drame religieux; et le cadre élargi du mystère admettait, pour retenir la foule, les farces les plus licencieuses et les plus plates bouffonneries.
Peu à peu le mystère était sorti des églises; il avait débordé sur les parvis et les places; les villes le conviaient à leurs fêtes patronales; les foires de Champagne même l'appelaient à lutter avec leurs baladins et leurs ménageries. Des sujets semi-laïques s'imposaient aux arrangeurs, témoin une Prise de Jérusalem par Godefroy de Bouillon, représenté devant Charles V en 1378. Enfin, des confréries séculières remplacèrent les suppôts de clergie. Nous voyons, en 1398, la Passion et la Résurrection jouées à Saint-Maur par des bourgeois de Paris, maçons, menuisiers, serruriers, maréchaux ferrants. C'était quelque chose comme un théâtre de société. Jusque là l'autorité ne s'était point mêlé de réglementer ces amusements pieux; mais ne devait-elle pas y arriver tôt ou tard. Une ordonnance du prévôt de Paris troubla cette troupe improvisée; à peine exerçait-elle depuis quelques mois. Les bourgeois se pourvurent à la cour, et pour se la rendre favorable, ils prirent le nom de confrères de la Passion. Charles VI, qui se plaisait à leurs représentations, les autorisa, par lettres patentes, en 1402, permettant de plus aux confrères d'aller et venir dans les villes avec l'habillement conforme au sujet qu'ils mettaient en scène. C'est alors qu'ils affermèrent un ancien édifice, construit au treizième siècle pour le service des pèlerins et des malades. Dans une des salle de cet hôpital, dit de la Trinité, près de la porte Saint-Denis, ils élevèrent le premier théâtre permanent. Voici comment M. de la Villemarqué décrit ces sortes de constructions, d'après les Toiles peintes de Reims:
"Qu'on élève une grande maison de bois, sculptée et enluminée, en forme d'hémicycle, à plusieurs étages ou galeries, avec caves et combles; qu'on divise par des cloisons légères chaque galerie portant un écriteau; qu'on abaisse assez la rampe de ces compartiments, pour qu'on puisse voir distinctement ce qui se passe à l'intérieur; qu'on y introduise ensuite, par un escalier dérobé, ménagé à cet effet, divers groupes de personnages suivant leurs rôles respectifs: Dieu le père dans les combles ou le ciel, avec la musique; les démons dans la cave, les hommes aux étages intermédiaires, chacun dans un lieu qu'il ne quittera que pour passer dans un autre lieu lorsque l'action le demandera, et l'on aura obéi à toutes les recommandations faites en tête des Mystères du moyen âge."
Pilate avec sa femme et ses soldats, Hérode et sa suite, les pontifes, le marchand de parfums et sa femme Marie-Madeleine, Simon le lépreux, avaient chacun leur compartiment où on les voyait à mi-corps, comme des marionnettes.
"Voici, dit l'auteur d'un mystère, comment nous jouons la sainte Résurrection: nous commençons par préparer les lieux et les habitations; d'abord le Calvaire, puis le tombeau, qui doit contenir une prison pour enfermer les âmes captives, ensuite l'enfer. Il faut aussi un ciel, et placer aux différentes galeries, d'un côté, Pilate et ses vassaux (il y aura avec lui six ou sept chevaliers); de l'autre, Caïphe et toute la juiverie, et Joseph d'Arimathie. Au quatrième compartiment, dom Nicomède; chacun suivi de ses amis; au cinquième, les disciples du Christ, et au sixième, les trois Marie. Il faudra aussi que la Galilée soit représentée au milieu de la place, ainsi que le bourg d'Emmaüs où Jésus entra dans l'hôtellerie. Lorsque tous les gens seront assis et qu'on aura fait silence, Joseph d'Arimathie viendra trouver Pilate et lui parlera."(1)
De nombreuses confréries de la Passion se formèrent dans les principales villes du royaume, et toutes fort bien vues de la population et du clergé, malgré les farces qu'elles mêlaient à leurs pièces, malgré les aventures empruntées aux romans et décorées du nom de mystères; on jouait Griselidis, l'histoire de Troie la Grant, aussi bien que l'Apocalypse, les Actes des Apôtres, la Passion et le Jugement dernier. Le public ne montrait que plus d'empressement; la variété n'a-t-elle pas toujours été l'élément des succès durables? On attendit jusqu'à l'an 1541 pour apercevoir l'inconvenance de ces compromis entre la religion et la bouffonnerie. En 1547, les confrères, expulsés de l'hôpital de la Trinité, qui fut rendu à sa destination première, obtinrent la permission d'acquérir l'ancien hôtel des ducs de Bourgogne, rue Mauconseil, et d'y établir un théâtre. Un arrêt confirmatif de 1548 leur enjoignit seulement à renoncer à la représentation des mystères, et de ne jouer que des sujets profanes, licites et honnêtes. A cette condition, ils conservèrent leur monopole dans Paris et ses banlieues. Défense expresse était faite d'y jouer autrement qu'à leur profit. Enfin, possesseurs de richesses considérables, et reconnaissant l'incompatibilité des pièces profanes avec leur titre religieux, ils cessèrent de monter sur le théâtre, et louèrent leur hôtel et leur privilège à une troupe de comédiens, se réservant les deux loges les plus proches de la scène. Ces loges, dites des maîtres, étaient protégées par des barreaux; elles furent l'origine des loges grillées. Les troupes qui se succédèrent à l'hôtel de Bourgogne jouirent durant un siècle de la faveur royale et publique. Le privilège des confrères durait toujours; il ne fut aboli qu'en 1676, et les revenus qu'il leur assurait furent attribués à l'hôpital général. Cependant les mystères, dès longtemps oubliés à Paris, continuèrent d'être goûtés en province. En 1834, le mystère du Commencement et de la fin du monde fut encore représenté en Bretagne par une centaine d'acteurs improvisés. Ces nombreux personnages sont d'ordinaire représentés par des marionnettes; nous avons vu nous-même jouer ainsi dans les foires la Tentation de saint Antoine.
Entraînés à suivre jusqu'au bout les mystères dans leurs vicissitudes de leur destinée, nous n'avons pu mentionner, à côté de la confrérie de la Passion, diverses sociétés moins anciennes et moins illustres, mais dont l'influence fut plus immédiate encore sur la fondation du théâtre véritable. C'est grâce à la concurrence des Enfants sans souci et des Basochiens que la comédie humaine se glissa dans les mystères et peu à peu leur enleva la scène.
Les Enfants sans souci avaient pour chef le Prince des Sots. C'étaient des jeunes gens de famille, amis du plaisir et de l'indépendance, qui se réunirent en société, dans le courant du quinzième siècle, pour jouer des pièces de leur composition, nommées soties, où le gros sel était jeté à pleines mains. La confrérie de la Passion réussit à s'adjoindre la troupe rivale. Cette singulière association, qui dura jusqu'en 1544 avec grande vogue, amena le discrédit des mystères et enfin la retraite de la confrérie.
C'est au règne de Louis XI que remontent les essais dramatiques des clercs du Parlement et des clercs du Châtelet, autrement dit, de la Basoche. Ils représentèrent des soties et des farces, d'autres pièces beaucoup plus imparfaites et plus rapprochées des mystères, et dont les personnages inanimés représentaient des Vertus et des Vices, le Jugement, la Richesse, la Pauvreté, la Convoitise. On appelait ces froides compositions des moralités; elles ne vivaient que par une foule de traits satiriques vivement décochés aux ridicules de l'époque et aux mœurs de la cour. Elles rappellent donc, non seulement par la médisance et les dures personnalités, la comédie primitive de la Grèce, dont Aristophane nous a légué le précieux modèle. On comprend que la Basoche ait eu souvent maille à partir avec les puissances. Protégées par Louis XI, détestée du Parlement, elle se vit interdire, en 1476, toute représentation publique, sous peine de bannissement et de confiscation. En 1477, Jean l'Eveillé, se disant roi de la Basoche, fut menacé d'être battu de verges par les carrefours de la ville de Paris. En 1486, une moralité satirique excita la colère de Charles VIII, qui fit arrêter les cinq principaux de la bande. Le règne de Louis XII fut l'âge d'or de la Basoche. Le roi resta sourd aux plaintes des grands que les écoliers et les clercs flagellaient sans pitié. Il leur livra volontiers les abus et sa propre personne, et ne leur interdit que la reine; au surplus, disait-il, s'ils vont trop loin, je les ferai tous pendre. Après sa mort, ils se retrouvèrent en face de leur vieil ennemi le Parlement; toutefois, les arrêts de 1515, 1516, 1536 et 1582, prohibèrent seulement la diffamation et les attaques aux lois religieuses et civiles. Le second de ces arrêts avait établi nommément la censure préalable.
Le seizième siècle créa la comédie de mœurs, la seule vraie. C'est à l'école de Ronsard qu'il faut en attribuer tout l'honneur. Le retour aux traditions de l'antiquité fut le point de départ véritable de tous les progrès, paralysés par la barbarie du moyen âge. En 1548, la représentation de la Calandra, à Lyon, offre le modèle d'une pièce régulière:
Jodelle, le premier, d'une plainte hardie,
Françoisement chanta la grecque tragédie,
Puis, en changeant de ton, chanta devant nos rois
La jeune comédie en langage françois.
Ces vers de Ronsard ont traits aux représentations d'une pièce originale de Jodelle, Eugène, jouée devant le roi et l'élite de la bonne société, dans la cour de l'hôtel de Reims et du collège de Boncourt (1552). "Toutes les fenêtres, dit Pasquier, étaient tapissées d'une infinité de personnages d'honneur, et la cour si pleine d'écoliers que les portes du collège regorgeaient." Eugène fut joué par les amis de l'auteur, une troupe d'élite: Jacques Grévin, Nicolas Denisot, Remi Belleau et la Péruse.
M. Emile Chasles a curieusement étudié le théâtre en France au seizième siècle et nous renvoyons à son ouvrage (2) ceux qui voudraient connaître et les frères de la Taille, et Turnèbe et Larivey. Contentons-nous de noter que l'art dramatique naissant avait à lutter contre les privilèges des Farceurs et des Confrères, et que cette rivalité retarda son développement. Matériellement, le théâtre du seizième siècle ne différait pas beaucoup de l'échafaud et des tréteaux du quinzième.
L'estampe qui accompagne cet article sert de frontispice au Grant Thérence, d'Antoine Vérard, traduction naïve de l'auteur latin qui exerça le plus d'influence sur les tentatives de la Pléiade. Quelle distance entre les imitations de Baïf et l'excellente interprétation de M. de Belloy! Mais qu'importe! En ces temps, où renaissaient la courtoisie et le beau langage, on aimait déjà et l'on comprenait ce qu'il y a d'élevé, de noble et d'honnête dans la comédie modéré de l'ami des Scipion. En tête du Grant Thérence étaient inscrits cinq vers qui sont toujours vrais:
Ne craignez point à acheter ce livre,
Car maints propos décents y trouverez.
Les mots dorés pesés en juste livre,
Sentencieux, que chacun peut ensuivre,
Là sont cachés, comme bien prouverez.
(1) Le grand mystère de Jésus, par M. H. de Villemarqué, de l'Institut.
(1) La Comédie en France au seizième siècle, par E. Chasles 1862.
Le Magasin pittoresque, juillet 1866.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire