Prenez garde aux rats d'hôtel.
Les "rats d'hôtel" sont ces voleurs-spécialistes qui dévalisent, grâce à des prodiges d'habileté et de patience, les bagages des riches voyageurs dans les hôtels de luxe. Parfois, ces voleurs se présentent sous les traits de jeunes femmes charmantes: on les nomme alors "souris d'hôtel". Les souris ne sont pas moins dangereuses que les rats. Leurs aventures amuseront nos lecteurs et lectrices et leur apprendront à éviter "souris et rats d'hôtel".
C'est très certainement un "rat d'hôtel" qui vient d'enlever pour soixante quinze mille francs de bijoux et valeurs à la Princesse de Monaco descendue à l'hôtel M...
La justice informe, nous apprennent les faits divers; la Sûreté, avisée, a lancé ses plus fins limiers à la poursuite du jeune "rat". C'est tout ce qu'il a été possible de faire jusqu'à présent.
Mais qu'est-ce qu'un "rat d'hôtel"?
Le dictionnaire argotique des malfaiteurs définit ainsi les "rats d'hôtel":
"Cambrioleurs de la haute pègre, qui s'introduisent dans les hôtels riches, soit sous un prétexte quelconque, soit comme voyageurs, et s'emparent des bijoux, des titres et des valeurs de toutes sortes que les voyageurs ont la naïveté de laisser dans leurs appartements."
Les "rats d'hôtel" sont légion; ils font généralement partie de bandes de malfaiteurs internationaux savamment organisées et dont la découverte est souvent fort difficile. Ils "travaillent" à coup sûr avec une audace et une finesse extraordinaire, se procurant, avant d'agir, tous les renseignements nécessaires qui leur sont fournis par des complices, des associés, lesquels depuis longtemps, ont suivi la victime visée et ont étudié la place dans ses moindres détails.
Les solitaires.
La Princesse de Monaco aura-t-elle la chance de la duchesse d'Albe, qui, elle, fut victime dans un autre hôtel parisien d'un vol analogue, et qui eut le bonheur de rentrer en possession de ses bijoux? La duchesse d'Albe avait eu affaire à une "voleuse solitaire", c'est à dire non affiliée à une bande, et, partant beaucoup plus facile à découvrir parce qu'elle manquait de débouchés pour écouler le produit de son vol.
On se rappelle comment les choses se passèrent à cette époque, peu éloignée de nous, d'ailleurs, puisque le procès de la voleuse de bijoux de la duchesse d'Albe est toujours à l'instruction. Cette femme avait su intéresser la duchesse d'Albe à son sort; elle avait ses grandes et petites entrées dans les appartements de sa bienfaitrice, de telle sorte que le personnel de l'hôtel, qui connaissait ce détail, ne s'inquiétait pas de ses allées et venues. Un jour, elle pénétra dans les appartements et ne rencontra personne: du salon, elle passa dans la salle à manger, de la salle à manger dans le boudoir, toujours personne. Là, elle stationna. Tout à coup ses yeux furent attirés par un écrin, elle s'approcha, l'écrin était rempli de bijoux. Alors, froidement, elle fit disparaître bagues, colliers, chaînes, montres, broches, et se retira comme elle était venue.
L'arrestation de la coupable ne se fit pas long temps à attendre. Elle devait fatalement commettre une imprudence; elle la commit. Et aujourd'hui, elle attend à Saint-Lazare sa comparution devant le tribunal correctionnel.
Un "rat d'hôtel" n'aurait pas commis cette imprudence parce que, quand il est en possession du butin convoité, il sait d'avance où il peut s'en débarrasser sans danger.
L'organisation de ces malfaiteurs est telle que des bijoux volés à Nice, par exemple, sont vendus à des receleurs de Londres, qui en démontent les pierres et en font d'autre bijoux dont le placement se fait avec la plus grande facilité à Berlin ou à Vienne, à moins que des courtiers ne vendent tout simplement les pierres précieuses brutes à Anvers ou à Amsterdam, auquel cas les montures d'or sont fondues et vendues en lingot.
Dans ces conditions, si le voleur n'est pas pris en flagrant délit et si, après, il ne fait aucune gaffe, il est fort difficile à la Sûreté de le pincer, surtout quand plusieurs heures se sont passées entre le moment où le vol a été commis et celui où il est découvert.
Les pays qu'ils ravagent.
Les "rats d'hôtel" opèrent relativement peu à Paris; on y constate, évidemment, beaucoup de vols dans les hôtels, mais ce sont des solitaires qui, le plus généralement en sont les auteurs. La haute pègre internationale travaille surtout dans les villes d'eaux et les stations balnéaires élégantes; ses membres affectionnent tout particulièrement la Côte d'Azur, pendant la saison d'hiver, et, là, ils font des "recettes" considérables.
Les grandes villes de Suisse sont souvent visitées également par ces malfaiteurs internationaux mais souvent aussi, les "solitaires" y opèrent.
Je me rappelle qu'il y a une dizaine d'années, dans un hôtel de Genève les voyageurs furent témoins des hauts faits vraiment merveilleux d'un de ces individus.
Un jour, arriva à cet hôtel, un homme d'une quarantaine d'années, élégant, aimable, d'un abord charmant. Il se disait Américain et possesseur d'une immense fortune, consistant notamment en mines de diamants dans l'Amérique du Sud. De fait, il faisait des dépenses considérables, payées, d'ailleurs, très régulièrement! Il était propriétaire d'un yacht à vapeur et d'un mail impeccable.
Dans le même hôtel étaient descendus M. X..., général anglais, et ses deux filles, tout à fait ravissantes. Bientôt, toutes les amabilités de l'Américain furent réservées à cette famille et les voyageurs ne furent pas longtemps à constater qu'il avait remarqué l'une des jeunes filles.
- Cela finira par un mariage, disait-on.
En effet, après un mois, l'Américain fit sa demande officielle au général X... qui l'agréa favorablement. Dès lors les fiançailles furent annoncées et tous les voyageurs de l'hôtel, qui avaient suivi l'idylle et s'y étaient intéressés, furent invités par le futur au dîner des fiançailles, qui eut lieu peu après avec une élégance et une somptuosité incomparables.
L'escroc de sa fiancée!
Le lendemain, l'Américain dit au général X... et à sa fiancée, qu'il devait partir pour son pays prévenir sa famille de son prochain mariage et surveiller ses mines. Comme l'Américain était parvenu à circonvenir le général X... et à capter toute sa confiance, celui-ci sollicita son futur gendre d'accepter une partie de sa modeste fortune, quelques centaines de mille francs, qu'il placerait dans son exploitation minière, d'un rapport annuel de 25 % avait-il affirmé. L'Américain consentit, à condition qu'il remettrait un paquet de titres en nantissement.
Le départ fut touchant. Tous les voyageurs de l'hôtel voulurent conduire à la gare cet homme charmant.
On se serra les mains avec effusion et, au coup de sifflet du chef de gare, on agita les chapeaux et les mouchoirs.
Vingt quatre heurs après, quelle désillusion affreuse! La fiancée, puis son père, apprenaient coup sur coup d'abord que la magnifique émeraude de la bague de fiançailles était fausse et que les titres remis en nantissement n'avaient que la valeur du papier! Ce fut un effondrement général, une émotion indescriptible dans tout l'hôtel; la pauvre fiancée, désolée, n'osait plus quitter sa chambre. Le parquet fut saisi d'une plainte, la police fut mise en mouvement, le télégraphe joua et l'Américain fut arrêté à Brême au moment où il allait embarquer pour son pays.
L’extradition demandée et obtenue, l'Américain fut ramené à Genève sous bonne escorte, des menottes aux poignets. Il débarqua à la même gare d'où il était parti triomphalement quelques jours auparavant.
Et, curieusement, tous les voyageurs de l'hôtel étaient sur la quai d'arrivée.
L'enquête judiciaire fut rondement conduite. Elle apprit que cet Américain s'appelait Clinchwood, que c'était un des plus célèbres escrocs d'Amérique, qu'il avait déjà subi six condamnations, dont une à dix ans de travaux forcés, et que parmi ses exploits le plus extraordinaire était le vol de cent cinquante pianos!
Condamné une fois de plus par les tribunaux de Genève, Clinchwood se suicida dans sa cellule.
Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 8 novembre 1908.