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mardi 14 avril 2015

Sur une locomotive.

Sur une locomotive.


Le souvenir de l'épouvantable catastrophe de la garde du Nord, survenue à la veille de la Noël dernière, est encore dans toutes les mémoires. Nous avons voulu que nos lecteurs pussent juger de la tâche imposée aux chauffeurs et mécaniciens et savoir si cette tâche ne provoque pas chez les agents des trains le surmenage, cause de tant de catastrophes. Aussi un de nos collaborateurs a-t-il fait les voyages de Paris à Calais et d'Amiens à Paris sur une locomotive, aux côtés du mécanicien et du chauffeur dont, durant quelques heures, il a partagé la vie et recueilli les impressions.

Mercredi dernier, à neuf heures trente quatre, un inspecteur m'invitait, en gare du Nord, à prendre place avec lui sur la machine 642, attelée au train Paris-Calais, le train le plus vite de France. Par deux bonds, la locomotive franchit 297 kilomètres en trois heures quarante-cinq.
La machine 642, une Compound améliorée par du Bousquet, est le dernier des bijoux de force crées par l'industrie des chemins de fer.
Le mécanicien Florentz et le chauffeur Niederhoffer nous accueillent d'un salut bref. El l'on me poste derrière le capitaine.
Un coup de sifflet. La machine est mise en marche avec une telle douceur que je n'éprouve pas la sensation de partir. Nous sortons des embarras de la gare, nous quittons Paris, nous traversons la banlieue en une coulée de force progressive. Puis la locomotive semble actionnée par le seul plaisir de fouler le rail. Le panache de sa cheminée devient horizontal. Elle vole entre les deux voies lactées que tracent des milliers de petits supports en porcelaine, fruits des poteaux télégraphiques. Les haies, à droite et à gauche, se déroulent comme des écheveaux de laine sans consistance. Et nous méprisons les petites maisons rencontrées.

Le père Florentz.

Sur le tender de la machine ensoleillée volettent des milliers de petits diamants, diamants de charbon et diamants d'eau. La houille en poussière, en gaz, en senteur, nous pénètre et nous huile.
Debout derrière la vitre en œil-de bœuf, les doigts posés sur l'acier des manettes, le mécanicien Florentz épie la voie. C'est un bonhomme fiorituré de poils blancs, aux oreilles larges, à la barbiche tombante. Des yeux très fins, fouilleurs et malins, cloués sur une figure discipliné de vieil agent. Deux centimètres de cigare au coin de la bouche.
Florentz se tient derrière sa machine comme un organiste derrière le buffet d'orgues. De temps à autre, il se penche hors sa machine pour percevoir les signaux. Ils sont partout les signaux: au ras du sol quand le train grimpe une côte; à droite dans les champs, si nous glissons dans une courbe; à gauche, masqués par la locomotive ou logés haut dans le panache de fumée. Notre force grondante, notre joie de courir n'est limitée que par ces mesquines figures de tôle. Nous les implorons du sifflet. Et quand elles veulent nous interdire l'horizon, le père Florentz se précipite sur le régulateur, sur toutes les manettes, sur tous les transmetteurs de sa volonté. Alors la machine se défend à peine, et d'une vitesse de 100 kilomètres à l'heure nous nous humilions à l'allure d'une patache.
Nous franchissons Chantilly comme on troue une haie. Et la casquette blanche du chef de gare a les apparences humbles d'une pâquerette au bord du chemin.

Niederhoffer le chauffeur.

Un gars brun, d'une robustesse maigre. Larges dalles blanches sous la moustache courte. Le mécanicien debout solennel, semble dire la messe. Lui la sert... comme un diable.
Et si la 642 obéit si bien aux doigts du père Florentz, c'est que Nierderhoffer lui dose sans cesse l'énergie, l'éperonne de houille.
Elle consomme neuf kilos de charbons et quatre-vingt-cinq litres d'eau par kilomètre, mais elle mangerai, boirait bien davantage servie par un chauffeur médiocre.
Faire le feu est un art, prétend le rentier taquineur de pincettes. Construire le lit de chaleur sur lequel s'étendent les tuyaux de chauffe d'une locomotive, de façon à maintenir la couche de flammes uniformément plate, est un don rarement départi.
Le chauffeur pioche, arrose les blocs gras, casse les briquettes. Toutes les trois minutes, il doit offrir son visage au baiser grésillant du foyer.






Fatigue et impression.

Le gant crispé sur la chaînette-rampe unissant le tender à la machine, j'ai "pris" les tournants de la voie sans subir trop de heurts.
Par contre, je fus habité, tout le voyage durant, par deux températures ennemies. ma gauche, placée dans le rayonnement du foyer, se livrait tout à la caresse d'une tiédeur estivale. Ma droite, voisine du fleuve d'air longeant avec violence les flancs de la locomotive, était chez les Esquimaux.
Si j'essayais de découvrir au loin les signaux bordant la voie, je recevais au visage le cinglement des lanières d'air déchiré par la locomotive. Et j'estime que par un froid de 0° la tâche du mécanicien d'express, penché hors l'abri de sa machine, est une tâche suppliciante.
J'arrivais à Calais, ravi, transi, fourbu.



Retour.

J'appris, alors, que mon expérience était légèrement faussée. j'avais vu choses et gens en ministre enquêteur et non en reporter.
En faisant monter sur la 642 le rédacteur de Mon Dimanche, la Compagnie du Nord m'avait traité trop fastueusement. Cette machine, conduite par Florentz et Nierderhoffer, eut en effet l'honneur de remorquer le train présidentiel pendant les fêtes franco-russes. C'est la locomotive du tzar.
Je n'avais donc pu étudier qu'un personnel d'élite travaillant sur une machine du dernier type. Qu'on en juge par ces détails. La 642 a coûté cent quinze mille francs. Son mécanicien gagne plus de six cents francs par mois et son chauffeur, primes comprises, de quinze à vingt louis.
Je fus donc tout heureux, en regagnant Paris, de grimper sur une locomotive moins parfaite.
A Amiens, nous prenons place à bord d'une machine ordinaire, à 5 h. 21 du soir. Il nous reste à franchir d'une traite, pour atteindre la gare terminus, cent trente et un kilomètres.
Sur le tender, je vais assister, pendant près d'une heure trois quarts, à la lutte du chauffeur contre la boulimie de sa monture. Il fait noir. Sous la lumière huileuse tombant d'un quinquet prisonnier de mailles métalliques, l'homme ne fait que broyer, triturer la houille pour jeter dans le foyer.
Son champ de chauffe est mal préparé. Il le laboure sans cesse de la fourche, le comble de briquettes. C'est en vain. Il se produit toujours des trous dans le feu. Et le chauffeur n'arrive pas à diminuer la consommation express du charbon.
Le mécanicien surveille la voie, épie les feux.
J'imagine ces deux hommes agissant leur métier par une nuit d'hiver. Le mécanicien, penché hors sa guérite en fer, la face harcelée par les fléchettes du grésil, cherche à lire les signaux. Le chauffeur lutte contre la houille, les doigts gourds, saignants, jeté par les cahots du côté droit au côté gauche du tender. Quelle tâche!
La machine qui nous porte est une grondeuse. Son sifflet menace, hargneux.
Elle nous conduit à Paris, à sept heures, conformément aux exigences de l'horaire.




Conclusion.

A enquête express, conclusion rapide. Les mécaniciens et chauffeurs que j'ai accompagnés ne donnent à la Compagnie que sept ou huit heures de travail par jour. Ils sont placés hors la loi Berteaux qui réduit à dix heures le journée de travail dans les chemins de fer. Je n'ai pas vu à l'oeuvre les agents des trains omnibus et des convois de transport qu'intéresse la promulgation de la loi de dix heures. Mais j'ai pu juger, ici et là, sur l'élégante machine 642 ou sur la locomotive brutale que le labeur de tous les mécaniciens et de tous les chauffeurs des chemins de fer mérite d'être réglementé, avec le souci de récompenser des hommes qui dépensent largement leur vie.

                                                                                                                Léon Roux.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 15 janvier 1905.

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