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mercredi 29 avril 2015

Un procès criminel au dix-septième siècle. Part II.

Un procès criminel
    au dix-septième siècle.

                 Part II.



Cependant Duhan, voyant que tant qu'il resterait à Chartres son vol lui serait inutile, feignit avoir été mordu par un chien enragé, et dit qu'il partait se baigner à la mer; mais, au lieu d'en prendre le chemin, il vint à Paris, et là, s'étant instruit de tout ce qui se passait au sujet de Duval et de Bridou, d'Aubry et de officiers de l'église de Chartres, il vit bien qu'il ne pouvait exposer des lingots en vente à Paris sans être reconnu. C'est pourquoi, il résolut d'aller vendre aux juifs de Metz ce qu'il en avait apporté. En y allant, il s'arrêta à Châlons, et l'envie d'acheter un cheval lui en fit exposer à un orfèvre la troisième partie d'un lingot. L'orfèvre, qui présuma que cet or pouvait provenir du vol dont il avait reçu avis, le remit adroitement au lendemain, sous prétexte de lui payer comptant un bon prix, et l'engagea à lui apporter tout ce qu'il pouvait en avoir; puis aussitôt il alla prévenir l'intendant, qui chargea le lieutenant criminel de Châlons de se trouver au rendez-vous. Duhan apporta les deux autres pièces du lingot; le lieutenant criminel survint, le fit fouiller, et l'on trouva sur lui six autres lingots, le tout pesant ensemble 8 marcs 2 onces 3 gros et demi. Interrogé, Duhan ne voulut pas dire son nom, déguisa sa qualité, soutint qu'il venait d'Angleterre, et fit plusieurs variations. Il fut emprisonné le 7 février 1691; alors il voulut corrompre le geôlier pour faire tenir une lettre à un procureur de Chartres, son parent, et s'efforça de briser la porte de sa prison.
Le lieutenant criminel de Châlons donna aussitôt connaissance de ces faits au lieutenant criminel de Chartres, et les commissaires de la cour des monnaies, voyant que le seul moyen de sauver Duhan était de trouver un coupable, firent venir Aubry en cour et l'interrogèrent sur la sellette le 15 février. Il leur fit les mêmes réponses qu'au maire de Loens; mais quoique son innocence fût évidente, le lendemain on le condamna à la question ordinaire et extraordinaire, et on lui fit donner le 17 du même mois. Nous rapporterons tout au long le procès-verbal de son interrogatoire, afin de montrer avec quel art avaient été combinées les réponses qu'on lui dicta pour prouver l'innocence de Duhan, en semblant accuser un autre Duhan, cousin de celui-ci, orfèvre à Chartres, homme parfaitement honorable qu'on était bien sûr de purger de l'accusation.
"Lui ayant fait appliquer les brodequins, nous l'avons interrogé sur son nom, surnom, âge, qualité, demeure et lieu de naissance.
"A dit après serment se nommer Jacques Aubry, soldat au régiment des gardes françaises, dans la compagnie du sieur de Cheviray, âgé de quarante deux ans ou environ, demeurant avant sa détention rue de la Corne, faubourg Saint-Germain, natif de Chartres.
"Au premier coin, interrogé si ce n'est pas lui qui a fait le vol de la lampe et avec qui il a commis ledit vol.
"A dit qu'il n'a point commis ledit vol, qu'il n'en est ni l'auteur ni le complice, et qu'il est innocent dudit vol.
" Interrogé si ce n'était pas lui qui a acheté la corde de la veuve Loreau avec laquelle le vol a été fait,
"A dit que non, et qu'il était innocent.
"Interrogé s'il n'est pas entré dans l'église de Notre-Dame le dimanche 23 juillet dernier avec son frère,
"A dit que non, et qu'il est innocent dudit vol.
"Au deuxième coin, a dit qu'il a volé la lampe, que c'est lui qui a acheté la corde, que ce n'est pas lui qui l'a prise, mais qu'elle y était, et que ce sont des soldats de revue du régiment de Champagne, qu'il ne connait pas et qui eurent conférence avec Duhan, orfèvre de Chartres, qui s'appelle le grand Duhan, et demeure dans la rue du Change; que desdits soldats il y en a un qui est tambour.
"Interrogé quelle part il a eue du vol,
"A dit qu'il n'a eu aucune part dudit vol.
" Interrogé comment lesdits soldats et lui enlevèrent la lampe,
"A dit que trois soldats de ladite revue s'enfermèrent dans l'église, ne sait comment ils la prirent, et qu'il était à la porte de l'église qui les attendait, et ils apportèrent ladite lampe.
"Interrogé si la corde qu'il avait achetée ne devait pas servir à faire ledit vol,
" A dit que oui.
" Interrogé s'il ne convint pas avec lesdits soldats de faire ledit vol,
" A dit que oui, et que ledit Duhan en dira plus de nouvelles que lui.
" Interrogé si ledit Duhan savait quelque chose du vol,
" A dit qu'il n'en sait rien, mais qu'ils portèrent ladite lampe chez ledit Duhan, ainsi qu'ils le dirent à lui répondant.
" Interrogé quelle route devaient tenir lesdits soldats pour joindre leur compagnie,
" A dit qu'ils passèrent par Illiers, le 23 juillet, qu'ils vinrent à Chartres, et devaient passer par Chartres et Montlhéry.
" Interrogé s'ils ne devaient pas passer par Abbeville,
" A dit qu'il n'en sait rien.
" Interrogé s'il ne sait pas que lesdits soldats ont vendu ladite lampe à Chartres,
" A dit qu'il n'en sait rien; mais qu'ils lui dirent qu'ils devaient chercher orfèvre, et qu'ils s'en allèrent chez un orfèvre dans la rue du Change, dans laquelle il n'y a d'orfèvre que ledit Duhan.
" Interrogé si ce n'est pas lui qui excita lesdits trois soldats à faire le vol, n'ayant pas d'apparence que des gens qui ne font que passer eussent pu former si promptement le dessein de le faire,
" A dit qu'étant avec eux dans l'église et leur ayant dit que ladite lampe était d'or, ils formèrent tous ensemble le dessein de la voler.
" Interrogé si, après ledit vol, ils n'allèrent pas rompre et partager ladite lampe sur le bord de la fontaine Saint-André, 
" A dit qu'il n'a fait aucun partage.
" Interrogé s'il n'alla pas souper chez le curé de Fontenay, et si le désir qu'il avait d'être petit oiseau n'était pas à dessein de se soustraire de la justice,
" A dit que oui.
" Interrogé si l'envie qu'il témoigna avoir de donner un coup de pied à Chartres et de savoir ce qui s'y passait était à dessein de savoir si on le soupçonnait dudit vol,
" A dit que oui.
" Interrogé s'il connait les nommés Duval et Bridou,
" A dit que non.
" Interrogé s'il n'y a pas quelque officier de l'église qui soit complice dudit vol,
" A dit que non, qu'il n'en a point connaissance.
" A lui remontré qu'il ne dit point la vérité sur le partage de la lampe, attendu qu'il n'y a pas d'apparence qu'il l'ait laissé emporté à ces trois soldats sans en avoir sa part.
" A dit qu'il n'en a rien eu du tout, qu'il alla chez ledit Duhan pour voir si lesdits soldats y étaient encore et quelle part il aurait.
" Interrogé s'il parla audit Duhan des trois soldats et du vol de ladite lampe,
" A dit que n'y trouvant pas les trois soldats, il ne parla pas audit Duhan, et qu'on pourra avoir des nouvelles des trois soldats à Illiers ou à Chartres, y ayant un tambour qui était vêtu de rouge.
" Interrogé s'il a dit la vérité,
" A dit que oui.
" Ce fait, avons enjoint au questionnaire de lui ôter les brodequins, ce qu'il a fait à l'instant, et a été mis sur le matelas;
" Lecture faite du présent interrogatoire, a persisté en iceluy, après serment réitéré, et a signé.
                                                                                 Jacq. Aubry, Dubuisson et Bataille.

Forts de cet aveu arraché par les tourments (1), Jacques Dubuisson, rapporteur du procès, et Cousin, président de la cour des monnaies, obtinrent, le 20 février, un arrêt du conseil en commandement qui leur donnait la connaissance de toute l'affaire et par suite du jugement de Duhan. Mais l'arrêt portait qu'on procéderait avant tout à l'interrogatoire et au procès de Duhan, si bien qu'Aubry n'était justiciable qu'autant qu'il serait trouvé complice de Duhan. Ce n'était pas là le compte des juges: aussi, sans s'attacher aux termes de l'arrêt, et bien que Duhan, interrogé le 2 mars, eût déclaré ne pas connaître Aubry, le lendemain, ils firent reparaître celui-ci sur la sellette et le condamnèrent à être pendu et étranglé à la place du Trahoir, ce qui fut exécuté le lendemain. Mais auparavant, on confronta Aubry avec Duhan, et tous deux déclarèrent de nouveau ne pas se connaître, et Aubry dit en outre qu'il était innocent, et que c'était par la torture qu'on lui avait arraché tout ce qu'il avait dit dans la question.

                                                                                                                       A suivre.

(1) Le roi savait à quoi s'en tenir sur la valeur de ces réponses faites sous les tortures de la question. Il s'exprime ainsi dans les lettres de révision accordées, le 29 mars 1701, à la veuve Aubry: "Soit qu'Aubry eût perdu la connaissance dans les douleurs, soit que son esprit en fût troublé, et par suite de la rigoureuse prison, ayant toujours été enfermé seul dans un cachot, soit que ledit Aubry n'ait pas su ce que contenait le procès-verbal de question qui a été dressé, il parait avoir avoué ledit vol, mais avec des circonstances si bien accommodées pour donner une fuite à Dahan, prisonnier à Châlons, qu'il est facile de connaître, par l'examen qui sera fait de tout le procès, que ce procès-verbal de question a été concerté." En présence de tels faits, on s'étonne que l'on ait pas aboli plus tôt cet usage barbare de la question, dont les bons esprits reconnaissent si bien, et depuis si longtemps, l'injustice et l'abus.

Magasin pittoresque, mai 1853.

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