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samedi 18 avril 2015

La transportation et le bagne.

La transportation et le bagne.

Le régime des bagnes constituait... une répression sérieuse: il inspirait aux scélérats une terreur salutaire; aussi faisaient-ils leur possible pour l'éviter. Ils ne tuaient qu'à la dernière extrémité et lorsqu'ils s'y voyaient contraint par la mauvaise volonté de leurs victimes. quand on n'opposait pas de résistance et qu'on ne venait pas les troubler dans leurs opérations, d'une manière inopportune, ils se bornaient à voler, parce qu'ils avaient de grandes chances pour ne pas être envoyés au bagne.
Aujourd'hui, c'est tout le contraire. On tue pour éviter les maisons centrales et pour aller à la Nouvelle-Calédonie, cet eldorado, ce rêve des criminels. Ils savent bien, experts qu'ils sont en matière de jurisprudence, qu'à moins d'avoir accompli un de ces actes de sauvagerie qui finissent par révolter les âmes les plus débonnaires, qu'à moins d'avoir assassiné toute une famille, il ne se trouvera pas un jury assez barbare pour les condamner à mort. Dès lors, ils en sont quittes pour aller faire un tour à la Nouvelle, où l'on passe ses jours dans un farniente confortable, sous le climat le plus sain, le plus riant du globe. On y vit heureux et tranquille. On peut même y faire des rentes quand on a le goût du travail. Les sujets laborieux ont, à Nouméa, leurs banquiers chez lesquels ils placent leurs fonds. On en cite même qui ont marié leurs filles à des employés de l'administration.
Quand on est fatigué de la vie des champs, et qu'on désire revenir au pays pour respirer l'air natal, ou pour reprendre ses opérations, on a la ressource de s'évader. Ce n'est pas absolument difficile, ainsi que le prouvent d'illustres exemples. Les scélérats qui se sont trompés dans leurs calculs et qui ont été envoyés dans une maison centrale, en sont quittes pour s'y livrer à une tentative d'assassinat, et alors on réalise leur rêve.
La transportation n'a pas toujours été comme aujourd'hui une façon de villégiature. Au début on avait fait choix de la Guyane, pour recevoir les condamnés. Lorsque le premier convoi partit de Brest sur l'Allier, le 1er avril 1852, ce fut un véritable enthousiasme: les 3.000 forçats qui composaient à ce moment l'effectif du bagne, aurait voulu partir tous à la fois. Au second convoi, l'enthousiasme s'était notablement refroidi; on put cependant le composer encore avec des hommes de bonne volonté; mais au troisième cela fut impossible. C'est qu'il était arrivé de Cayenne des nouvelles sinistres. Les premiers transportés avaient été déposés sur les îles du Salut et l'encombrement y avait fait éclater la fièvre typhoïde et la dysenterie; on avait alors créé des pénitenciers sur le continent, mais les fièvres paludéennes les avaient décimés et la fièvre jaune était bientôt venue y joindre ses ravages. En deux ans, le personnel libre avait perdu le quart de son effectif et il était mort plus du tiers des forçats. Cette triste expérience fut pourtant continuée jusqu'en 1863. Sur 23.087 condamnés envoyés à la Guyane pendant ces onze années, il en est mort 11.486; 3.723 ont été libérés et rapatriés; 2815 ont disparus ou se sont évadés et 1.501 sont restés dans la colonie (1).
Il ne faudrait pas accuser le gouvernement d'alors d'avoir envoyé ces gens-là mourir à la Guyane, pour s'en débarrasser plus vite; il n'y avait pas mis tant de machiavélisme. Il s'était tout simplement trompé, parce qu'il ignorait le passé de la Guyane et les désastreux essais de colonisation dont elle avait été le théâtre. On s'était borné à consulter les statistiques de mortalité des garnisons de nos colonies. Celle de Cayenne, composée de deux compagnies d'infanterie de marine et de quelques artilleurs, était celle qui comptait le moins de décès. La mortalité annuelle n'excédait pas 27 p. 1.000, on avait conclu de là, à la salubrité de la Guyane toute entière; or Cayenne est un îlot battu par les vents du large, assaini par le drainage et séparé par un canal du reste de nos possessions, qui, en dehors de ce point isolé, ne représente qu'un immense marais où le paludisme fait rage.
Il a fallu onze ans pour reconnaître cette erreur de climatologie. En 1868, il fut décidé qu'il ne serait plus dirigé de convois sur la Guyane et qu'ils seraient tous envoyés en Nouvelle-Calédonie. C'était tomber d'un excès dans l'autre. Nous ne faisions toutefois que suivre l'exemple de l'Angleterre, en choisissant pour la transportation, la plus lointaine et la plus salubre de nos colonies; mais on ne s'en est pas tenu là! Pour dédommager les criminels de ce qu'avaient souffert leurs prédécesseurs, on leur a fait une existence infiniment plus heureuse que celle de majorité des paysans français, qui paie cependant leur part des sept millions que la transportation coûte chaque année à la France.
On a commencé par leur enlever le costume traditionnel des forçats; ils portent maintenant des vêtements gris qui n'appellent pas l'attention. Quant aux fers, il est inutile de dire qu'il n'en est plus question. Il y a quelques années, un ancien déporté de la Commune, qui fait volontiers parler de lui, installa sur le boulevard de Clichy, en souvenir de Nouméa, une taverne qui fit à cette époque quelque bruit. On y était introduit par deux argousins, comme ceux qui conduisaient la chaîne au commencement du siècle, et servi par des forçats en costume de bagne: pantalon de mouï jaune, casaque rouge, tout y était, si ce n'est que les comparses qui jouaient le rôle de condamnés, n'avaient pas consenti à se raser la tête. En revanche, on avait ajouté à leur accoutrement un détail assez curieux. A l'extrémité de la chaîne qu'ils portaient, était fixé un boulet du calibre de 24 à peu près. C'était, bien entendu, une boîte en carton destinée à recevoir le prix des consommations. Or le boulet du forçat est une légende dont on pourrait peut-être trouver l'explication dans l'histoire des bagnes, mais dont le souvenir était depuis longtemps perdu en 1836, époque à laquelle j'ai fait la connaissance de ces établissements.
Le décor de la salle était en rapport, pour l'exactitude, avec le costume du personnel. Une galerie de tableaux représentait le ferrement des condamnés, la bastonnade et d'autre scènes non moins apocryphes qui constituaient un anachronisme assez divertissant. La taverne du boulevard de Clichy retardait d'un demi-siècle.
L'existence des condamnés à la Nouvelle-Calédonie est ainsi que je l'ai dit, aussi douce qu'hygiénique. Ils sont logés dans des cases confortables et aussi bien nourris que les soldats (2). A l'île Nou, de grands jardins fournissent aux hôpitaux des légumes et des fruits en abondance. Il en existe également dans les pénitenciers agricoles et leurs produits servent à améliorer le régime des condamnés. Ils n'ont que huit heures de travail par jour; on leur accorde également huit heures de sommeil et, pendant le reste du temps, ils se reposent, lavent leur linge, réparent leurs effets, etc. Ils sont comme on le voit soumis à la règle américaine des trois huit, ce rêve des ouvriers européens.
Le travail des condamnés est hygiénique et varié. La plupart se livrent à la culture dans les pénitenciers agricoles, d'autres sont occupés à l'entretien des routes, ou à l'exploitation des forêts de l'intérieur et des mines de nickel. Ceux dont on est le plus content sont mis à la disposition des colons, le reste est employé dans les usines et les ateliers où se fabrique tout ce qui est nécessaire à la colonie.
Le travail est rétribué dans les deux premières classes des condamnés, c'est à dire que tous ceux qui se conduisent bien reçoivent un salaire. Il est inutile d'ajouter que personne ne se fatigue.
La discipline n'est pas rigoureuse à la Nouvelle-Calédonie. Les peines sont, comme dans les maisons centrales, infligée par une sorte de tribunal nommé prétoire, composé du commandant du pénitencier qui en est le président et de deux assesseurs. Le surveillant général remplit les fonctions du ministère public, un autre surveillant celle du greffier. Aucun condamné ne peut être mis aux fers qu'après y avoir été condamné par le prétoire.
Enfin le gouvernement, dans sa sollicitude n'a pas voulu condamner ces malheureux au célibat. Chaque année, on dirige vers la Nouvelle-Calédonie un convoi de filles, sortant des maisons de force et de correction. A leur arrivée, on les interne dans le couvent de Bourail où elles sont retenues jusqu'à leur mariage. Est-il besoin de dire ce que deviennent les unions contractées dans ce joli milieu? Leur résultat le plus clair est d'alimenter la prostitution dans la colonie, en donnant à ces filles des souteneurs légaux.
Il ne faut pas croire que cet exposé de l'existence que les condamnés mènent à la Nouvelle Calédonie soit un tableau de fantaisie. Tout ce qui précède a été pris textuellement dans les documents officiels publiés par l'administration des colonies (3). Je leur emprunterai un dernier renseignement relatif à la salubrité de la Nouvelle-Calédonie. Sur un personnel de 12.000 transportés environ, on compte à peine une moyenne de 300 malades, et la mortalité est de 25 pour 1.000.
La prédilection des criminels pour cette résidence de choix s'explique d'elle-même, mais elle se comprend mieux encore, quand on compare la vie qu'on y mène au régime des maisons centrales où les détenus ne sortent jamais, où ils sont astreint au travail sédentaire et condamnés au silence absolu. Il leur est défendu de causer entre eux, même à voix basse ou par signes, dans quelque partie que ce soit de la maison. Ils ne mangent de viande qu'une fois par semaine et ne reçoivent jamais ni vin, ni café ni eau-de-vie.
On a véritablement tout fait pour renverser la hiérarchie des peines, et, pour mettre le comble à la déraison, lorsque la loi de 1885 à condamné les récidivistes à la relégation, c'est la Guyane que le règlement d'administration publique leur a assignée pour résidence. Je n'ai assurément aucune sympathie pour de pareils drôles; mais enfin, je me demande pourquoi on les envoie mourir à la Guyane, quand les assassins vont se refaire à la Nouvelle-Calédonie.
Le nouveau régime, et j'entends par là celui que nous subissons depuis bientôt cinquante ans, a produit les résultats qu'il était facile de prévoir. Nous assistons à un véritable débordement de crimes qui sont la honte de la civilisation. On assassine aujourd'hui sous le moindre prétexte. On tue pour voler, on tue par vengeance, par jalousie, pour faire parler de soi, parfois sans motif. Puis ce sont les chevaliers de la dynamite, les apôtres de la propagande par le fait qui, pour terrifier les bourgeois, font sauter des concierges, des ouvriers, des passants, parfois même des cabaretiers, les ingrats!
En présence de tous ces meurtres la société ne peut véritablement pas désarmer. La peine de mort s'impose comme une nécessité parce que sa suppression aurait pour conséquence une véritable hécatombe d'honnêtes gens. Les jurés qui, dans leur égoïsme et leur faiblesse accordent le bénéfice des circonstances atténuantes aux assassins de profession, sont responsables de tous les crimes qu'ils commettront plus tard. Chaque tête de scélérat qu'on épargne coûte la vie à quelques innocents et cette considération devrait toujours être présent à l'esprit des jurés, lorsqu'ils s'apprêtent à prononcer un de ces verdicts dont l'opinion publique s'étonne.

(1) J.-L. de Lanessan, l'expansion coloniale de la France, étude économique, politique, géographique, sur les établissements français d'outre-mer. paris, 1886, p. 857.
(2) Ils reçoivent chaque jour; 250 grammes de viande fraîche (bœuf ou mouton), 750 grammes de pain, 80 grammes de légumes secs, 15 grammes de café et de sucre, 8 grammes d'huile d'olives, 6 grammes de sel et 3 centilitres de vinaigre. Trois jours de la semaine, ils ont 13 centilitres de vin et les quatre autres 6 centilitres de tafia.
(3) Notices coloniales  publiées par le Ministère de la Marine, à l'occasion de l'Exposition d'Anvers en 1885. Imprimerie nationale, 1886, t. II, p. 190.

La Vie Contemporaine, Juillet-Septembre 1894.

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