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mercredi 29 avril 2015

Un procès criminel au dix-septième siècle. Part III.

Un procès criminel
    au dix-septième siècle.

               Part III.



L'innocent était donc mort, mais le criminel ne devait pas être sauvé. On n'avait pas pu corrompre tous les magistrats qui composaient la cour des monnaies; les preuves contre Duhan étaient trop fortes pour qu'on pût l'absoudre, et lui-même, vaincu par les remords, se défendait mollement du crime dont on l'accusait. Il fut mis à son tour à la question le 10 mars, avoua le vol dans tous ses détails, et fut condamné à être pendu et étranglé. Nous allons aussi faire connaître le procès-verbal de son interrogatoire, qui ne permet aucun doute sur sa culpabilité, et sur l'innocence d'Aubry.
" Luy ayant fait mettre les brodequins,
" Interrogé sur son nom, surnom, âge, qualité, demeure et lieu de naissance,
" A dit, après serment, se nommer Robert-François Duhan, contrôleur principal des guerres, âgé de vingt-huit ans ou environ, natif de Chartres, y demeurant ordinairement rue et proche les Trois-Degrés.
" Avant de mettre le premier coin, interrogé s'il a volé la lampe,
" A dit que oui.
" Interrogé de la manière qu'il a volé ladite lampe,
" A dit qu'il ne se souvient pas du jour qu'il l'a volée, mais qu'il s'enferma dans l'église sur les quatre heures après midi.
" Interrogé s'il était seul,
" A dit que oui.
" Interrogé si Jacques Aubry n'était pas son complice,
" A dit que non.
" Interrogé si ce fut lui qui acheta la corde,
" A dit que oui.
" Interrogé de qui il l'acheta,
" A dit qu'il l'acheta d'une cordière qui demeure à Chartres, à la porte des Epars.
" Interrogé de quelle manière il fit le vol,
" A dit qu'il n'eut pas besoin de la corde, d'autant qu'il trouva dans le chœur de ladite église une échelle qui lui servit pour monter jusqu'à la lampe.
" Interrogé comment il détacha la lampe,
" A dit que les anneaux qui étaient en haut de la lampe n'étaient pas soudés, il en ouvrit un avec un couteau.
" Interrogé à quelle heure il fit ledit vol,
" A dit que ce fut à onze heures.
" Interrogé s'il porta ladite lampe immédiatement chez lui,
" A dit que non.
" Interrogé là où il la porta,
" A dit qu'il la porta dans un endroit autour de l'église, près de la chapelle Saint-Jérôme.
" Interrogé où il l'a mit et s'il fit un trou en terre pour la cacher,
" A dit qu'il y a un petit mur par-dessus lequel il la jeta.
" Interrogé comment il fit pour aller la reprendre,
" A dit qu'il monta par-dessus la muraille pour la reprendre.
" Interrogé là où il la porta.
" A dit qu'il la porta chez lui.
" Interrogé ce qu'il fit de ladite lampe,
" A dit qu'il la cacha chez lui sous une galerie.
" Interrogé s'il ne l'a pas fondue,
" A dit que oui.
" Interrogé comment et où il l'a fondue,
" A dit qu'il la fondue dans une vieille maison qu'il a achetée depuis peu à Chartres.
" Interrogé en quelle rue est située ladite maison, et s'il y avait pour lors des locataires,
" A dit qu'elle est proche de la Poissonnerie, que c'est une vieille maison qu'il avait achetée pour faire un jardin, et qu'il n'y avait aucuns locataires.
" Interrogé si les lingots dont il a été trouvé saisi ne font pas partie de ladite lampe,
" A dit que oui.
" Interrogé ce qu'il a fait du surplus de ladite lampe,
" A dit que le surplus de ladite lampe  se trouvera chez lui, dans sa maison de Luisant.
" Interrogé encore une fois comment il a fait ledit vol et du nom de ses complices,
" A dit que c'est lui seul qui avait formé le dessein de faire ledit vol sans en avoir communiqué à personne; que la veille de Saint-Jacques il s'enferma dans un lieu assez retiré qui est derrière le chœur; que la nuit, sur les onze heures, il en sortit et fit le vol sans se servir de ladite corde, laquelle il avait mise sous un banc pour s'en servir en cas qu'il en eût besoin, que ce fut lui qui éteignit les cierges, qu'il porta l'échelle qu'il trouva dans le chœur contre l'ancien trésor, qu'il sortit ensuite par la porte royale qu'il trouva fermée seulement avec une serrure, laquelle il força avec un fer qu'il avait porté avec lui; que le restant de ladite lampe est dans sa maison de Luisant; que le gros lingot dont il a été saisi, il la jeté dans une martoise pour le fondre; qu'en sortant de l'église il alla pour rompre ladite lampe sur le bord de la fontaine Saint-André, et qu'il laissa tomber l'écusson qui s'y est trouvé; qu'il difforma seulement ladite lampe sans pouvoir la rompre, et qu'ensuite il alla la jeter dans le lieu indiqué ci-dessus; qu'il n'a aucun complice et que pas un des officiers de l'église n'a jamais su son dessein, lesquels se retirèrent chacun en leurs chambres sur les neuf heures du soir, et que, lorsqu'il les crut endormis, il fit ledit vol pour fondre ladite lampe; que l'on trouvera les cizoirs dont il s'est servi pour couper ladite lampe avec le restant d'icelle; que les voyages qu'il a fait à Paris, à Châlons, et celui qu'il voulait faire à Metz, étaient pour vendre plus facilement les lingots dont il avait été saisi.
" Au premier coin, a dit n'avoir aucuns complices et qu'il a fait seul ledit vol, ainsi qu'il nous l'a dit.
" Au second coin, a dit n'avoir aucuns complices.
" Au troisième coin, a dit n'avoir aucuns complices.
" Et étant ledit Duhan tombé en faiblesse et jetant une grosse écume par la bouche, nous avons ordonné au sieur Brache, chirurgien, de nous dire l'état auquel il est; lequel nous a dit que ledit Duhan est en danger, et qu'il ne croit pas qu'il puisse demeurer plus longtemps dans les tourments; pourquoi nous l'avons fait délier et lui avons fait ôter les brodequins et mettre sur le matelas.
" Interrogé de nouveau, sur le matelas, sur les faits mentionnés audit interrogatoire.
" A dit, après serment réitéré, le tout contenir vérité.
" Et, lecture faite, y a persisté et a signé."
                                                                                                 Rob.-Franç. Duhan.

Il semble que l'innocence d'Aubry devait être parfaitement démontrée et que la révision de ce procès inique ne devait rencontrer aucun obstacle. Cependant de si grands personnages étaient compromis dans cette scandaleuse affaire, qu'il fallut plus de dix ans à Anne Bastard, la veuve du soldat, pour obtenir la réhabilitation de son mari. Enfin, le 29 mars 1701, le roi lui octroya des lettres patentes ordonnant la révision du procès, et le 18 février 1704, après bien des embarras suscitées par les parties compromises, la chambre des Tournelles prononça un arrêt qui déclarait la mémoire de jacques Aubry déchargée de l'accusation, et permettait à la veuve de se pourvoir devant qui de droit pour les réparations, dommages et intérêts. Mais comme dans cet arrêt on avait traité la cour des monnaies de chambre, et ses arrêts de jugements en dernier ressort, les officiers de cette cour en rappelèrent, et les parties furent renvoyées devant le conseil privé qui, en 1706, confirma l'arrêt de la Tournelle.
Dans ses requêtes, la veuve Aubry demandait:
- que le chapitre fut condamné solidairement avec les sieurs Cousin, Dubuisson et Favières, et autres officiers de la cour des monnaies qui avaient assisté au jugement d'Aubry, à telle réparation qu'il plairait au roi et à son conseil arbitre, et en 30.000 livres d'intérêts civils;
- Qu'à leurs frais et dépens, il fut fondé à perpétuité une messe par chaque semaine pour le repos de l'âme d'Aubry, et qu'il fut mis dans l'église cathédrale de Notre-Dame de Chartres, au pilier le plus proche de l'hôtel de la Sainte-Vierge, une épitaphe en marbre blanc, dans laquelle serait fait mention tant de l'arrêt du parlement du 18 février 1704 que de celui du conseil privé.
Certes, ce n'était pas trop pour réparer une aussi monstrueuse iniquité; cependant il est permis de douter que la veuve ait obtenu ce qu'elle demandait. Il ne reste rien qui puisse servir à éclairer la fin de cette malheureuse affaire. Le registre capitulaire de 1706, qui sans doute faisait mention de tout ce qui s'était passé alors, a été enlevé; par un singulier hasard, si c'est un hasard, c'est le seul qui manque dans la série depuis 1693 jusqu'en 1790. Dans toutes les histoires de Chartres, généralement inspirées par le chapitre, il est bien fait mention du vol et de la condamnation de deux coupables, mais on ne donne pas de détails, et l'on ne dit pas un mot du procès de révision.
C'était donc une lacune qu'il restait à combler; un innocent qu'il fallait réhabiliter aux yeux de tous; mais ici heureusement il n'y avait pas besoin pour convaincre de l'éloquence des Lally ou des Voltaire; les faits suffisaient: ils portaient avec eux leur lumière.

Magasin pittoresque, mai 1853.

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