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dimanche 19 avril 2015

Chronique du Journal du Dimanche.

Chronique.

Le jour de l'an, aussi vieux que le monde, ayant seulement une année de moins, est aussi une solennité répandue d'un bout du monde à l'autre. En même temps que nous nous souhaitons la bonne année à Paris, des gens se font des cadeaux et s'embrassent dans les parties les plus lointaines du globe. Il nous semble curieux de voir ce petit usage de donner des bonbons régner aux grandes Indes comme chez nous. Si nos lecteurs sont de notre avis, nous leur rapporterons la journée que passa, le 1er janvier dernier, un de nos amis (un artiste), dans une ville des bords du Gange.
C'était un peintre, étant allé cueillir des paysages d'Orient. Dans la maison où il était installé, on le prenait pour un nabab... car ils croient toutes les peaux blanches très riches, les pauvres sauvages.
A peine était-il jour, que notre peintre fut éveillé par un tintamarre étourdissant de tamtams, de trompette et autres instruments. Mettant la tête à la fenêtre, il vit dans le jardin au-dessous, une demi-douzaine de bayadères qui allaient à la ronde danser, chanter et demander des étrennes.
Il descendit pour saluer ces demoiselles, leur donner la pièce et surtout les renvoyer.
Mais quelle ne fut pas sa surprise de trouver à sa porte, qui donnait sur le jardin, deux énormes bananiers qu'on avait transportés là dans la nuit pour lui faire honneur, et qui étaient parés de banderoles, ainsi que sa porte et ses fenêtres!
Son escalier, le plancher de son appartement étaient jonchés de fleurs effeuillées.
Il ne revenait pas encore de son étourdissement, lorsque tout à coup il se sent le cou pris dans un lacet!... Il regarde: ce n'était qu'un délicat collier de jasmin, qu'un des domestiques indiens venait de lui jeter, et qui fut bientôt suivi d'autres chaînes de fleurs semblables, que les serviteurs lui passaient au cou en disant:
"Que ton ombre grandisse toujours!... que ton ombre nous protège!"
Il m'a avoué qu'il avait eu un peu honte en se voyant ainsi paré comme un bœuf gras.
Pour se soustraire à cette ovation, il retourne s'enfermer dans sa chambre.
Mais il ne doit pas espérer d'y rester tranquille. Avant qu'il ait le temps de se débarrasser de ses atours pour reprendre figure humaine, une procession de gens entre chez lui.
Un gros épicier lui apporte une corbeille en sucre candi, semblable à du cristal.
Un autre marchand apporte un plateau couvert de cornets en feuilles de palmier, qui contiennent des raisins, des amandes, des dragées.
Une marchande vient lui offrir un morceau de mousseline pour turban.
Et une foule d'autres apportent de petits cadeaux avec de grands salamalek.
Entre autres, beaucoup présentent des flacons d'essence de rose ou d'huile de Sandal.
Enfin, le petit groom de douze ans vient, en grande pompe lui apporter un citron.
Inutile de dire que tout ce monde là, après avoir donné, n'est pas fâché de recevoir. Notre pauvre artiste épuisa sa bourse jusqu'au fond, en faisant pourtant assez pauvrement les choses.
Mais n'importe, on pensait que s'il ne donnait pas d'avantage, c'est qu'il ne le voulait pas; on avait toujours eu le bonheur de contempler un millionnaire, et cela suffisait. L'adoration de la fortune est partout la même!
Notre peintre, enfin débarrassé de cette cohue et de sa parure carnavalesque, sortit pour aller travailler à un paysage commencé.
Perçant enfin la foule, le peintre sort de la ville et arrive à l'endroit dont il reproduisait sur sa toile la gracieuse perspective... O douleur! les bananiers apportés sur le seuil de sa maison pour lui rendre hommage avaient été coupés là, et avec eux était évanoui tout le charme de son paysage!
Le pauvre artiste cassa sa palette de rage, et jura en rentrant que ce beau jour de l'an était le plus fatigant, le plus bête, le plus insupportable de toute l'année.
Combien de gens à Paris en disent autant!

                                                                                                               Paul de Couder.

Journal du Dimanche, 27 décembre 1857.

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