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mercredi 20 novembre 2013

La parole est à...

La parole est à...
par Franc-Nohain
Illustrations d'André Hellé.


Un projet de loi est déposé tendant à limiter la durée des discours à la Chambre des députés et au Sénat. L'éloquence et la prolixité se trouvent sérieusement menacés par cette motion.



Encore que, dans bien des circonstances, et, plus particulièrement lorsqu'il s'est agi de fixer leurs indemnités, les parlementaires ont témoigné qu'ils n'étaient pas gens à ne se payer que de mots, il est notoire que la parole, et l'usage qu'on peut en faire, tient, au sein de nos assemblées politiques, une place prépondérante: et d'ailleurs, si l'on y parlait pas, les nommerait-on un parlement?
On peut poser en principe que tous les parlementaires parlent, et ceci contrairement aux apparences qui ne nous permettent d'entendre à la tribune qu'un nombre de parlementaire relativement limité.





Mais un député, qui est arrivé à l'expiration de son mandat, et même de plusieurs mandats, sans avoir jamais affronté la tribune, n'est pas celui de qui la parole sera la moins abondante, ni l'éloquence la moins redoutable.
Neuf fois sur dix, le parlementaire qui ne parle pas au parlement se rattrape dans le privé, et l'on a remarqué que les maîtresses de maison bien avisées et vraiment soucieuses de donner de l'animation à leurs dîners, avaient plus d'avantages à convier des députés dont l'Officiel se borne à enregistrer les votes, et qui déclarent volontiers se consacrer uniquement au"travail
des commissions", plutôt que des orateurs éclatants, et connus pour tels...



C'est que, tandis que ceux-ci auront tendance à se refermer dans un mutisme gros de promesses et de menaces, et qui prépare l'improvisation de demain, les premiers, ceux qui ne prononcent jamais de discours, vous régalerons, sans se faire prier, à la fois du discours qu'ils auront entendu, et de celui qu'ils n'auraient point manqué de faire si le "travail des commissions" ne les en avait empêchés...
Et c'est ainsi que les parlementaires qui ne parlent pas sont peut être les plus prolixes, soit dit, cependant, sans vouloir décourager les autres. Ce n'est pas ici le lieu d'instituer une querelle d'école, ni de disserter sur les mérites respectifs des différents genres d'éloquence.
Mais il est bien certain que lorsqu'on traite de l'éloquence parlementaire, signaler sa prolixité, c'est presque faire un pléonasme...





Le parlementaire, aussi bien celui qui parle que celui qui ne parle pas, doit avant tout, s'il veut réussir, être prolixe: s'il ne l'était pas, s'il disait simplement les choses comme elles sont, on s'apercevrait trop facilement qu'il n'a rien à dire. 
Or il faut qu'il dise quelque chose, n'importe quoi mais quelque chose.
Et comme la fonction crée l'organe, c'est ce qui explique ce mécanisme intellectuel qui est proprement celui du parlementaire, et qui, chez tout autre, pourrait paraître anormale: chez la plupart des parlementaires, l'élocution précédera toujours la pensée, et, ainsi que me le déclara l'un d'eux avec simplicité:
- Moi, quand je ne parle pas, je ne pense à rien; pour penser, il faut que je parle...






Et c'est ce qui explique, du même coup, que, moins un parlementaire aura à exprimer, plus il parlera longtemps, car plus sa pensée sera confuse et rétive, plus il lui aura fallu prononcer de mots au hasard pour la décider à se laisser entrevoir...
Le langage parlementaire met d'ailleurs à la disposition de ceux qui en usent une quantité précieuse d'expressions vagues et abondantes qui permettront d'allonger, de gagner du temps, si la "pensée" persiste à ne point vouloir venir.






On s'est demandé, par exemple, pourquoi un contradicteur était toujours l'honorable contradicteur, pourquoi le précédent orateur était toujours l'honorable pré-opinant: pourquoi cette épithète d' "honorable" si parfaitement vide de sens dans la plupart des cas où l'orateurs l'emploie?
Est-ce vraiment qu'il "honore" ce pré-opinant, ce contradicteur, alors que précisément, tout à l'heure, quand la "pensée" lui est venue, il s'appliquera peut être à nous le dépeindre comme la dernière des fripouilles et des concussionnaires?
Mais "honorable" arrondit la phrase, "honorables" est là, je le répète, pour gagner du temps.







C'est comme cette expression de "contre-vérité" que tout parlementaire qui se respecte doit avoir à cœur d'employer de préférence au mot "mensonge".
Uniquement parce que "mensonge" est plus court que "contre-vérité".
-"vous en avez menti!" n'a que six syllabes, ce n'est rien, un éclair...
Prononcez à la place:
-"Mon honorable contradicteur vient d'énoncer une contre-vérité!" à la bonne heure, vingt-six syllabes, cela dure...






Et ne croyez pas que cette comptabilité des syllabes soit chose insignifiante et dépourvue d'intérêt.
Songez qu'il est arrivé que, dans des débats plus graves, le triomphe a pu dépendre d'une obstruction ingénieuse et savante; il s'agissait avant tout "de tenir la tribune", d'empêcher les autres d'y monter...
Chaque parti, pour ces occasions extrêmes, garde en réserve un certain nombre d'orateurs, véritables spécialistes de la prolixité, et que les sténographes, dont ils sont la terreur, désignent d'une façon inconvenante mais pittoresque, comme atteint de "diarrhée labiale".
Quand la cause est désespérée, quand l'obstruction apparaît aux vieux tacticiens parlementaires comme l'unique et suprême ressource, ceux-là alors, on les lâche, et, ma foi, une fois lâchés, rein ne les arrête: les autres n'ont plus qu'à s'en aller.





N'est-ce pas l'un de ces champions du verbe qui n'a dû sa réélection qu'à cette faculté déconcertante qui lui permettait de parler aussi longtemps qu'il pouvait le jugez personnellement nécessaire, de parler "à volonté" ?
Son concurrent, riche seulement de ses convictions, pour se rendre aux différentes réunions publiques organisées dans les communes, utilisait le chemin de fer.
Notre orateur, lui, faisait sa campagne en automobile, s'arrangeait toujours pour arriver un peu avant l'arrivée du train, et à prendre le premier la parole.
Et quand il l'avait, il ne la rendait plus, c'est à dire que, suivant l'horaire du chemin de fer, suivant qu'il savait son concurrent forcé de repartir par tel ou tel train, il parlait une heure, deux heures, trois heures, cinq heures, lui laissant toujours pour lui répondre, quelques minutes, mais quelques minutes seulement, sous peine de manquer le train et les autres réunions.





En sorte que le malheureux concurrent, énervé, bousculé, faisait, en face de cet orateur triomphant, figure d'un pauvre être incapable de dire plus de quatre paroles...
C'est évidemment pour remédier à des scandales de ce genre, plus que pour la commodité des parlementaires, car la force de résistance exigée par de telles prouesses oratoires l'est uniquement de la part de celui qui parle: les auditeurs ayant toujours la ressource d'aller fumer des cigarettes, pendant ce temps-là, dans les couloirs, de mettre à jour leur correspondance, ou de s'installer pour y parler d'autre chose, à la buvette, donc, je le répète, ce ne peut être qu'avec les meilleures intentions du monde, et dans un but éminemment moralisateur, qu'un député, dernièrement, a proposé de limiter à dix minutes le délai maximum pendant lequel un orateur aurait le droit d'occuper la tribune.




Tant que la motion n'est pas votée, en effet, chaque parlementaire conserve la faculté d'en discuter aussi longtemps qu'il lui plaira; et vous comprenez bien que ceux-là qui avaient l'habitude de rester des quatre heures d'horloge à la tribune, quand on les menacera de ne plus les y laisser que dix minutes, entendront jouir de leur reste.
En sorte que ce ne serait pas trop de toute la fin de la présente législature, en siégeant tous les jours, et la nuit, pour épuiser un débat ouvert sur la question, et que partisans aussi bien qu'adversaires ne manqueraient pas d'échanger des discours de quatorze heures sur la limitation à dix minutes du droit de parole.



J'ajoute que ce délai ainsi fixé une fois pour toute et pour tous ne serait pas absolument juste.
Il a été établi que, tandis qu'un homme du Nord prononce environ 180 mots à la minute, un méridional, tout naturellement abat ses 270 mots de moyenne.
Le règlement proposé laisserait donc à l'homme du Midi la faculté de s'exprimer en 2700 mots, tandis que, durant le même laps, l'homme du Nord n'aurait à sa disposition que 1800 mots à peine...




La première chose, si l'on se proposait de réglementer d'un façon rationnelle et équitable la prolixité parlementaire, et si l'on ne voulait pas entendre répéter une fois de plus que le Nord au Parlement est toujours sacrifié, la première chose serait de tenir compte de ces différences de nature et handicaper en conséquence les orateurs du Midi.

                                                                                                       Franc-Nohain.


Je sais tout, 11 janvier 1911.


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