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samedi 11 juin 2016

Choix de testaments remarquables.

Choix de testaments remarquables.


"On regarde généralement les testaments comme la peinture des mœurs." Cette pensée de Pline sert d'épigraphe à un ouvrage très curieux publié, il y a quelques années, sous le titre suivant: "Choix de testaments anciens et modernes, remarquable par leur importance, leur singularité et leur bizarrerie."
L'auteur est un de nos biographes les plus actifs et les plus ingénieux, M. G. Peignot. Il nous a paru que quelques extraits de ce recueil peu répandu seraient dignes de l'intérêt de nos lecteurs.
"L'histoire, dit M. Peignot, ne se compose pas seulement des détails sur la composition des empires, sur les relations des peuples entre eux, sur la succession des règnes, sur les guerres nationales, sur les actions publiques des grands hommes; souvent elle embrasse aussi des particularités qui, appartenant à la vie privée, deviennent des monuments historiques, qui attestent les mœurs du temps et reposent l'esprit fatigué des grandes secousses politiques.
Or, nous pensons que, parmi ces particularités, il en est peu qui puissent mieux tenir leur rang que les testaments. Un testament, pris indistinctement dans les différents siècles, peut par sa forme, par son style, par ses dispositions, être considéré comme un coup de pinceau produisant un heureux effet de lumière dans le tableau de la civilisation, des mœurs, des usages, et n'est pas moins utile pour juger de l'état de la langue au moment où il est rédigé. 
Les testaments sont donc un objet essentiel et  fait pour piquer la curiosité, surtout si l'on s'en tient aux plus remarquables, à ceux qui peuvent prétendre au titre de monuments historiques ou de pièces singulières et vraiment originales."

Testament de saint Jean, dit l'Aumônier.
(en 619)

Saint Jean, surnommé l'Aumônier à cause de sa grande charité, était né à Himisso, qu'on appelait alors Amathonte, vers 555. Sa famille était noble et riche. Sa vie était heureuse, lorsque la mort lui enleva sa femme et ses enfants: alors il embrassa l'état ecclésiastique, et ses vertus le firent nommer patriarche d'Alexandrie, en 608.
Son premier soin, à Alexandrie fut de faire dresser une liste de tous les indigents: il s'en trouva 7.500. Il les prit tous sous sa protection et se chargea de pourvoir à leurs besoins. Dans une autre occasion, c'était lors de son sacre, il distribua aux monastères et hôpitaux huit mille pièces d'or qui étaient dans le trésor de l'église. Sa tendresse compatissante pour les malheureux éclata surtout dans la famine qui désola le peuple en 615.
Enfin, retiré dans sa ville natale et sentant sa fin approcher, il fit le testament suivant:
"Je vous rends grâces, mon Dieu, de ce que vous avez exaucé ma prière, et de ce qu'il me reste qu'un tiers de sou, quoiqu'à mon ordination j'aie trouvé, dans la maison épiscopale d'Alexandrie, environ quatre mille livres d'or, outre les sommes innombrables que j'ai reçues des amis de Jésus-Christ. C'est pourquoi que j'ordonne que ce peu soit donné à vos serviteurs."
Saint jean l'aumônier est mort à Himisso le 11 novembre 619, à soixante quatre ans.

Testaments de Richard-sans-Peur et de Richard II.
(en 996).

Richard-sans-Peur, duc de Normandie, avait fait préparer son tombeau dans l'abbaye de Fécamp. Il mourut le 20 novembre 996. Son testament respire la plus grande humilité. Il dit: "Je veux être enseveli devant l'huys (la porte) de l'église, afin d'être conculqué (foulé aux pieds) de tous les entrants dans l'église."
Son fils, Richard II, imita l'humilité de son père. Par son testament il demanda à être enterré dans le cimetière "sous une gouttière de l'église."

Testament d'un seigneur de la maison du Châtelet.
(en 1307).

Un Seigneur de la maison du Châtelet fut inspiré, dans la rédaction de son testament, par un sentiment tout opposé à ceux des ducs de Normandie, que nous venons de citer. Il fit creuser son tombeau dans un des piliers de l'église de Neufchâteau, et ordonna que son corps y fut placé debout, "afin, disait-il, que les vilains (les roturiers) ne lui marchassent point sur le ventre."

Testament d'Edouard 1er, roi d'Ecosse.
(en 1307).

"Le bon roy Edouard, dit notre historien Froissard, trépassa en la cité de Warvich. Et quand il mourut, il fit appeler son aisné fils (Edouard II), qui après lui fut roy par-devant ses barons et lui fit jurer, par les saincts, qu'aussitost qu'il serai trespassé, il le ferait bouillir dans une chaudière, tant que la chair se départiroit des os; et après feroit mettre la chair en terre et garderoit les os; et tous les fois que les Escoçois se rebelleraient contre luy, il semondroit ses gens et porteroit avec lui les os de son père. Car il tenoit fermement que tant qu'il auroit ses os avec lui, les Escoçois n'auroient point de victoire contre luy. Lequel n'accomplit mie ce qu'il avoit juré: ains fit rapporter son père à Londres, et là ensevelir; dont lui mescheut."

Testament de Geoffroy-Tête-Noire.
(vers 1380).

Geoffroy-Tête-Noire était l'un de ces chefs de compagnies anglaises qui, pendant les guerres du quatorzième siècle, infestaient les provinces éloignées, s'y emparaient des châteaux pour leur propre compte, et les gardaient jusqu'à ce qu'on les délogeât par la force. Le capitaine, surnommé Tête-Noire, occupait avec trente de ses soldats le château de Ventadour, dans le Limousin, qui lui avait été livré en 1378, moyennant six mille livres, par la trahison d'un valet du vieux comte de Ventadour. Comme ce château fort était bien approvisionné, le capitaine Tête-Noire s'y maintint et repoussa toujours courageusement les troupes qui venaient l'attaquer.
C'était un homme vaillant et même ayant une certaine loyauté; car le perfide valet qui livra le château, ayant mis pour condition additionnelle qu'on sauverait la vie à son vieux maître, le capitaine le promit et tint parole.
Il entendait parfaitement le métier de la guerre. Cependant, un jour il s'avança un peu trop en repoussant une attaque, et "du trait d'une arbaleste (dit Froissard), tout outre le bacinet et coeffe furent percez; et fut navré d'un cartel en la teste tant qu'il luy en convint et gesir au lict...il en mourut; mais avant que la mort le prensist, il en eut bien de la coignoissance; et lui fut dit qu'il estoit et gesoit en grand peril (car sa tête estoit apostumée), et qu'il voulsist penser à ses besongnes et ses ordonnances..."
C'est alors qu'il fit venir ses compagnons d'armes, et, "s'estant assis emmy son lict" il les pérora, les engagea à prendre pour capitaine un de ses parents, nommé Alain Roux, qui était de la troupe, ainsi que Pierre son frère, pour capitaine en second; ; ce qu'il firent tous avec plaisir, parce qu'ils lui étaient affectionnés et dévoués. Ensuite le moribond fit son testament. Voici comment Froissard le rapporte dans son style naïf:
"... Quand toutes ces choses furent faites et passées, Geoffroy-Tête-Noire parla encore et dit: Or bien, seigneurs, vous avez obéi à mon plaisir; si vous en say gre et pour ce ie veuille que vous partissez (que vous ayez part) à ce que vous avez aidé à conquérir. Je vous dy qu'en cest arche (coffre-fort) que vous veez là et lors la monstra à son doy, et dit; il y a jusqu'à la somme de trente mille francs. Si en vueil ordonner, donner et laisser à ma conscience; et vous accomplirez loyaument mon testament. Dites ouy, et ils respondirent tous: sire, ouy."
Testament: "Tout premièrement (dit Geoffroy) ie laisse à la Chapelle Saint-Georges qui sied au clos de céans pour les réparations et les reedifications, mille et cinq cens francs.
"En après, à m'amie qui loyaument m'a servi, deux mille cinq cens francs.
"En après, à Alain Roux, vostre capitaine, quatre mille francs.
"Item, à mes varlets de chambre, cinq cens francs.
"Item, à mes officiers, mille et cinq cens francs.
"Item, le surplus ie laisse et donne ainsi comme le vous diray. Vous estes (comme il me semble) environ trente compasgnons d'un fait et d'une emprise: et devez estre frères, et d'une alliance, sans débat et riotte rixe, querelle, n'estrif ni bataille entre vous. Tout ce que je vous ay dit, vous trouverez en l'arche: si departez entre vous trente le surplus bellement, et si vous ne pouvez estre d'accord et que le diable se mette entre vous, véez la une hache, bonne et forte, et bien trenchant, rompez l'arche; et puis en ayt qui avoir en pourra.
"A ces mots, ils respondirent tous et dirent: Sire et maistre, nous serons bien d'accord. Nous vous tant douté (redouté) et aimé, que nous ne romprons mie l'arche: ny ne briserons ja chose que vous ayez ordonnée et commandée."
"Ainsi je vous compte, continue Froissart, fut du testament de Geoffroy-Tête-Noire: et ne vesquit depuis que deux jours, et fust enseveli en la chapelle Saint-Georges de Ventadour. Tout son laiz fut accomply, et les trente mille francs départis à chacun, ainsi que dit et ordonné l'avait; et demourèrent capitaines de Ventadour Alain Roux et Pierre Roux, frères."

Testament de L. Cortusio, jurisconsule à Padoue.
(En 1418).

Le testament de Cortusio est cité par plusieurs auteurs, notamment Paul de Castro, Scardéon, Jérémie Drexelius, Garasse, et Dreux du Radier.
Lodovico Cortusio défend, par acte de dernière volonté, à tous parents et amis, de pleurer à son convoi. Celui d'entre eux qui pleurera sera exhérédé, et au contraire celui qui rira de meilleur cœur, sera son principal héritier ou son légataire universel. Il défend de tendre en noir la maison où il mourra ainsi que l'église où il sera enterré, voulant au contraire qu'on les jonche de fleurs et de rameaux verts le jour de ses funérailles. Lorsqu'on portera son corps à l'église, il veut que la musique remplace le son des cloches. Tous les ménétriers de la ville seront invités à son enterrement; cependant il en fixe le nombre à cinquante, qui marcheront avec le clergé, les uns devant le corps, les autres derrière, et qui feront retentir l'air du bruit des instruments, tels que luths, violes, hautbois, trompettes, tambourins, etc.; et ils chanteront Alleluia comme le jour de Pâques. Chacun d'eux recevra pour salaire un demi-écu.
Son corps, enfermé dans une bière recouverte d'un drap aux couleurs joviales et éclatantes, sera porté par douze filles à marier, vêtues de vert et qui chanteront des airs gais et récréatifs. Le testateur assigne une certaine somme d'argent pour leur dot. Les jeunes garçons et les jeunes filles qui accompagneront le convoi porteront au lieu de flambeaux, des rameaux ou des palmes, et auront des couronnes de fleurs sur la tête, faisant chorus avec les douze porteuses. Tout le clergé, accompagné de cent flambeaux, marchera devant le convoi, avec tous les religieux, excepté ceux dont le costume est en noir, la volonté expresse du testateur étant, ou qu'ils ne paraissent pas à son enterrement, ou qu'ils changent de costume, pour ne point troubler la fête et la réjouissance publique par leur capuchon noir dont la couleur est une marque de tristesse. L'exécuteur testamentaire sera chargé de faire exécuter toutes ces dispositions dans leur plus grand détail, sous peine de nullité, etc.
Cortusio mourut en 1418, le 17 juillet. Ses funérailles furent exécutées comme il l'avait prescrit. Il fut enterré à l'église Sainte-Sophie de Padoue, avec un appareil qui ressemblait plutôt à une noce qu'à un convoi funèbre.
Une disposition testamentaire conçue à peu près dans le même esprit est attribuée à un peintre hollandais, nommé Martin Heimskerk. Il laissa une somme destinée à marier tous les ans une fille de son village natal, à condition que, le jour des noces, le marié et la mariée viendraient danser avec les conviés sur la fosse. Cette clause fut exécutée aussi long-temps que dura la fondation. C'est Gui Patin qui raconte cette anecdote.

Le Magasin pittoresque, octobre 1838.

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