Le joueur des cercles.
C'est généralement un désœuvré ayant un patrimoine qui s'en va au galop. Il fait partie d'un grand cercle à Paris; mais il s'y ennuie au whist ou au bésigue chinois. Il aime mieux prendre sa volée vers un club où l'on joue.
Levé à midi, il déjeune, s'habille lentement et ne sait comment tuer le temps jusqu'à quatre heures. Il arrive au cercle avant la première banque, et c'est à peine s'il s'inquiète des nouvelles du jour.
"Est-ce qu'on va bientôt commencer?" interroge-t-il.
Il frémit, il piaffe. Les autres joueurs se montrent l'un après l'autre ou se serrent la main, sans se connaître, en se méprisant vaguement, mais avec la cordialité d'individus qui ont besoin les uns des autres.
Le joueur s'installe. Il tripote les jetons, il a hâte de recevoir sa carte. Il la tient enfin, puis l'autre... Grand silence.
"En voulez-vous?" dit le banquier.
Il file ses cartes l'une sur l'autre. Suprême émotion, indicible jouissance. Il abat, s'y tient ou en demande. Dans ce dernier cas, nouvelle émotion! espérance ou déception. Le banquier aussi prend une carte. C'est un dix. O joie! sensation! frémissement!
En deux minutes, le joueur a souri, grincé, sué, souffert, joui.
Et ainsi de suite jusqu'à sept heures, où l'on va dîner. Et pendant ces trois heures, quel argot et toujours les mêmes choses:
"- Charles, deux cents louis!
- Je me culotte.
- Le tirage à cinq, il n'y a que ça! (quand il réussit).
- Aussi pourquoi avez-vous tiré à cinq? (quand ça ne réussit pas).
- Vous avez tiqué, le banquier a vu que vous aviez sept.
- J'en donne.
- J'en prends.
- Une bûche.
- Vingt-cinq louis qui tombent.
- Charles, deux cents louis, s.v.p.
- Vous savez, un tel est mort?
- Il doit savoir maintenant s'il faut tirer à cinq.
- Les cartent passent.
- Huit! huit! neuf!
- Charles, deux cents louis!"
Le joueur va dîner, décavé, éreinté, nerveux. Il a perdu, il se couche de bonne heure, ou il finira la soirée au théâtre. Bast, neuf heures sonnent: il n'y tient plus. Il prend congé de ses amphitryons, sous un prétexte à peine acceptable, et le voilà parti pour le "tripot". C'est de ce nom qu'il qualifie le paradis où seulement il respire. Et la partie recommence jusqu'à deux heures du matin avec l'éternel refrain:"Charles, deux cents louis."
Quelquefois, le joueur gagne. Alors il a un bon mouvement. Il empoche son argent et s'en va; mais, arrivé à la porte: Encore un coup! se dit-il, et il revient à la table, jusqu'à ce qu'il ait tout reperdu...
Vingt-cinq ans plus tard, on retrouve ce décavé dans un cercle. Il n'est plus joueur, il est gérant.
Physiologies parisiennes, Albert Millaud, 1887, à la Librairie illustrée, illustrations de Carand'Ache, Frick et Job.
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