Les lecteurs d'affiches.
Ce qui suit va sembler moins une étude qu'un paradoxe, et cependant, rien n'est plus vrai. Ce travail est au contraire, le fruit de plusieurs semaines d'observation approfondie.
Embusquez-vous au coin d'une rue, vis-à-vis d'un large mur bigarré d'affiches et examinez avec attention ceux qui les lisent. Vous remarquerez d'abord que ceux qui s'arrêtent sont précisément ceux qu'un devoir professionnel invite à ne pas flâner.
C'est un pâtissier qui porte une tourte; un garçon de recette dont l'absence prolongée peut inquiéter un patron défiant; un jeune télégraphiste qui porte dans sa gibecière la nouvelle d'un héritage.
Les uns et les autres s'arrêtent avec délices et dévorent les affiches avec appétit; et voici où le physiologiste s'excuse de paraître paradoxal, chacun se plaît à lire l'affiche qui le concerne le moins. Devant l'affiche de Panama, vous voyez des pauvres diables, qui ont des pantalons troués et des souliers sans semelles. Ils n'ont pas dix sous et ils étudient les échéances imposées aux souscripteurs.
Plus loin, c'est un vieux monsieur qui s'appuie sur des béquilles et qui n'a que le souffle. Il parcourt avec intérêt les affiches des chemins de fer, où on l'engage, pour un prix réduit, à escalader les montagnes de la Suisse et les glaciers Alpins.
Ici, un grave professeur à redingote de quaker, à lunettes bleues. Il se repaît de l'annonce d'un romancier à deux sous la livraison et se gave d'un dessin polychrome, , où l'on voit une femme à demi-nue et échevelée lutter contre un assassin à la figure d'agent de change.
Les jeunes mitrons contemplent les placards des modistes et des couturières. Un môme de onze ans épelle l'affiche: Conseils aux jeunes affaiblis. Un septuagénaire étudie l'affiche de monsieur Foy; et une vielle édentée se goberge du prospectus d'un dentiste insensibilisateur.
A quels sentiments obéissent ces bipèdes parisiens? Pourquoi ces contradictions apparentes? Veulent-ils faire croire qu'ils sont capables des choses qu'ils lisent: le pauvre hère de souscrire, l'édentée de se faire arracher une dent, l'éclopé de gravir le Mont-Blanc? Ou bien sont-ils mus par ce mouvement de l'âme qui consiste à désirer ce qu'on ne peut avoir? Celui qui n'a plus de jambes, en lisant une affiche de voyages circulaires, rêve un instant que, l'alpenstock* à la main, il brave l'avalanche "homicide" au milieu des aigles et des chamois.
Physiologies parisiennes, Albert Millaud, 1887, à la Librairie illustrée, illustrations de Caran d'Ache, Frick et Job.
* Nota de Célestin Mira. L'alpenstock est un bâton ferré ancêtre du piolet. Dans l'article d'Albert Millaud, cet outil est orthographié "alpinstock"
Les jeunes mitrons contemplent les placards des modistes et des couturières. Un môme de onze ans épelle l'affiche: Conseils aux jeunes affaiblis. Un septuagénaire étudie l'affiche de monsieur Foy; et une vielle édentée se goberge du prospectus d'un dentiste insensibilisateur.
A quels sentiments obéissent ces bipèdes parisiens? Pourquoi ces contradictions apparentes? Veulent-ils faire croire qu'ils sont capables des choses qu'ils lisent: le pauvre hère de souscrire, l'édentée de se faire arracher une dent, l'éclopé de gravir le Mont-Blanc? Ou bien sont-ils mus par ce mouvement de l'âme qui consiste à désirer ce qu'on ne peut avoir? Celui qui n'a plus de jambes, en lisant une affiche de voyages circulaires, rêve un instant que, l'alpenstock* à la main, il brave l'avalanche "homicide" au milieu des aigles et des chamois.
Physiologies parisiennes, Albert Millaud, 1887, à la Librairie illustrée, illustrations de Caran d'Ache, Frick et Job.
* Nota de Célestin Mira. L'alpenstock est un bâton ferré ancêtre du piolet. Dans l'article d'Albert Millaud, cet outil est orthographié "alpinstock"
Montagnard appuyé sur un alpenstock. |
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire