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vendredi 3 juin 2016

Le pauvre du cimetière de Saint-Gilles.

Le pauvre du cimetière de Saint-Gilles.


On le nommait Simon Eady; il naquit en 1709, à Woodford, dans le Northamptonshire. Jeune, on le rencontrait dans tous les quartiers de Londres; vieux, il stationnait du matin au soir contre un pilier de la porte du cimetière  de Saint-Gilles.
De son vivant, bien peu ont su son nom; mais c'était pour tout le monde, dans la Cité et même dans Westminster, une figure de connaissance, soit qu'on l'eût vu en personne, soit qu'il se fût arrêté devant le vitrage des boutiques où non-seulement des images vulgaires, mais aussi d'éminents artistes, exposaient son portrait et celui de son chien. Sur ces nombreuses estampes, c'était toujours le même homme, mais souvent avec un compagnon différent. Ce n'était pas que Simon Eady  eût le cœur capricieux; fidèle au contraire en son amitié, il ne l'eût pas volontairement reprise à celui-là pour la donner à celui-ci; mais comme il ne pouvait se résigner à vivre seul, lui que sa grande misère condamnait à l'isolement parmi les hommes, il fallait bien qu'il se décidât à faire choix d'un nouvel ami dans l'espèce canine, quand des vauriens s'étaient avisés de lui dérober son ancien ami, tantôt pour le seul plaisir de l'égarer, tantôt pour le vendre à l'écorcheur.
John-Thomas Smith, le conservateur du British Museum, auteur de l'un des nombreux portraits du pauvre Simon, décrit ainsi le costume du bonhomme dans son livre intitulé: A book for rainy day (un livre pour un jour de pluie): 
"Il était coiffé de plusieurs chapeaux emboîtés l'un dans l'autre. Il avait plusieurs gilets étagés du dedans au dehors suivant leur longueur décroissante, et, par dessus ceux-ci, la taille entourée de haillons de toute couleur roulés en corde. Autour de cette ceinture pendaient de petits sacs contenant du pain, du fromage, des restes de desserte de table recueillis en mendiant, de la viande pour son chien, ainsi que des fragments de livres et de vieux journaux qui composaient son unique bibliothèque. Comme parure de luxe, Simon, curieux de joyaux, portait des bagues de cuivre à tous les doigts.
Ce mendiant original était renommé parmi le menu peuple pour ses connaissances médicales en ce qui touche les maladies des chiens, les seules, d'ailleurs, auxquelles il s'intéressait, et qu'il sût ou qu'il voulût soigner. A ce propos on raconte l'anecdote suivante:
Le pauvre du cimetière de Saint-Gilles avait vu mourir son dernier compagnon, et ce lui était un crève-cœur de retourner seul le soir à son gite. Il logeait dans Dyot street, sous la cage d'escalier d'une vieille masure nommée le château des rats. Mais le sort, qui lui voulait du bien, veillait à ce qu'il n'eût pas longtemps à souffrir de l'isolement, et peu de jours après sa bonne renommée lui valut la connaissance de Rover, le seul de ses amis à quatre pattes dont l'histoire a conservé le nom.
Un conducteur de bestiaux qui arrivait de Smithfield vint consulter Simon; il lui amenait son chien, qu'un des bœufs du troupeau venait de blesser à l’œil gauche. Le bonhomme se chargea avec empressement de cette cure. Une semaine se passa, et le blessé, qu'il avait gardé près de lui, se trouva guéri. Son maître vint le reprendre; mais de l'échange de bons soins, d'une part, et de caresses de l'autre, l'affection était née entre le malade et son médecin. Pour tous deux la séparation fut douloureuse; l'absence n'affaiblit pas le souvenir: aussi quand le jour du marché ramenait à Londres le conducteur de bestiaux et son chien, Simon guettait le passage du troupeau en marche vers l'abattoir d'Union street; Rover, au risque d'un mauvais coup, se détournait un peu de son chemin, il allait furtivement lécher les mains qui avaient fermé sa blessure, et, joyeux, revenait en grande hâte à son devoir.
Ces bonnes rencontres qui se succédaient à jours fixes cessèrent, et pendant plusieurs mois Simon ne revit plus Rover.
Il commençait à se supposer pour toujours privé de ses caresses, quand un matin, au réveil, dans son bouge, il le trouva blotti à ses pieds. Il eut d'abord une grande joie à laquelle se mêla bientôt un profond sentiment de pitié. Rover n'était plus le serviteur qui se soustrait à la surveillance d'un maître pour aller passer un moment avec son ami, c'était un malheureux incurable qui venait réclamer le secours constant du seul protecteur qui l'eût jamais assisté. Simon examina les yeux de Rover, et reconnut qu'il avait totalement perdu la vue. Il le garda, et à compter de ce jour on les rencontra toujours ensemble.
On avait vu souvent à Londres le chien du pauvre guidant son maître aveugle; on vit cette fois le pauvre demandant l'aumône pour son chien aveugle.
L'épitaphe de Simon Eady, citée par l'éditeur John Seago au bas du portrait gravé par Rowlandson, dit que le pauvre du cimetière de Saint-Gilles est mort le 18 mai 1783. Il y a ici une erreur de date. Simon Eady ne mourut que le 25 avril 1788. On lit dans le Gentleman's Magazine de cette même année, page 467:
"L'homme connu sous le nom du vieux Simon, qui a été vu errant dans cette ville, couvert de haillons, chaussé de chiffons, trois vieux chapeaux sur la tête, et des bagues de cuivre plein les doigts, est mort dans Bridewell où il était détenu comme vagabond pour la seconde fois."
L'enquête du coroner porte dans son verdict: Mort par la visite de Dieu, c'est à dire d'apoplexie.

Le Magasin pittoresque, novembre 1870.

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