Le public des tribunes.
L'infortuné que le malheur, la curiosité ou son député a attiré dans une des tribunes publiques du Parlement, est en général comme vous et moi, avec cette distinction qu'il arrive toujours de la province.
Avant la séance, il a l’œil vif, le teint clair, la lèvre souriante; il parle raisonnablement et parait doué de ses facultés mentales.
Une fois installé sur son bac de supplice, ce n'est plus qu'un abruti. Attentif sans comprendre, perdu au milieu des chinoiseries parlementaires, brisé par un discours du centre, moulu par un raisonnement de la gauche, interloqué par une intervention de la droite, secoué à hue et à dia entre Benjamin Constant et Royer-Collard, étourdi par les coups de sonnette, égaré au milieu des interpellations, des rumeurs, des murmures, essayant vainement de comprendre l'énigme des ordres du jour, la charade des questions préalables, le logogriphe du texte motivé, le galimatias du développement sommaire, se heurtant comme un hanneton aux rappels du règlement, aux demandes de parole, à la clôture, à la censure, aux bulletins bleus, blancs, verts et jaunes flottant sous ses yeux, effrayé par les bras qui s'agitent, l’œil suivant tout à la fois, le président qui sonne, l'orateur qui pérore, le sténographe qui écrit, le secrétaire qui rédige, l'huissier qui glapit, le ministre qui entre, s'asseoit, sort et revient, le député qui fait sa correspondance, celui qui lorgne, celui qui dort, celui qui rit, celui qui s'ennuie, celui qui éternue, qui tousse, qui se mouche, s'épile, se met les doigts dans le nez, le spectateur harassé, excédé, hypnotisé, tombe dans un état de prostration qui ne se dissipe qu'au grand air.
S'il n'a pas le courage de fuir avec horreur ce huitième cercle de l'enfer, cercle de l'inutile, de l'ennui, du bâillement, de la niaiserie, il n'aura bientôt plus figure humaine; ce ne sera plus un homme, mais une contraction douloureuse, une crispation lamentable.
Et dire qu'il y a des gens qui font des bassesses pour assister à une séance. J'en connais qui revêtent l'habit noir.
Tels sont ces fumeurs d'opium parlementaire; mais du moins, plus corrigés que leurs congénères de Chine, ils ne recommencent plus.
Physiologies parisiennes, Albert Millaud, 1887, à la Librairie illustrée, illustrations de Caran d'Ache, Frick et Job.