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vendredi 8 août 2014

L'ancien droit de cyprès.

L'ancien droit de cyprès
           à Bordeaux.

Le tableau que notre gravure reproduit fait partie de la décoration commandée à M. Edmond Dupain pour la salle du tribunal de commerce de Bordeaux, au palais de la Bourse. Le peintre a eu l'heureuse idée de choisir, comme sujet approprié à la destination du tableau, un fait local qui se rattache aux us et coutumes de la mer au moyen âge. Il a représenté le moment où se payait au receveur de la comptabilité le droit singulier nomme droit de cyprès. Tous les capitaines de navires étrangers y étaient soumis lorsqu'ils voulaient sortir du port après y avoir chargé des vins.


Voici l'explication de ce droit et de son origine.
Il existait sur la rive droite de la Garonne, un peu en aval de Bordeaux, une belle forêt de cyprès. De tous temps, les marins étrangers, en quittant la rade, allaient y couper des branches d'arbres et les emportaient chez eux pour témoigner à leurs compatriotes qu'ils rapportaient réellement une cargaison des vins renommés de Bordeaux. Les forêts de cyprès étant rares, et les pays du Nord n'en pouvant avoir, ces branches ne constituaient pas seulement une curiosité, mais aussi une marque d'origine.
Avec le temps, il arriva que les dégâts opérés dans la forêt, ou simplement la pensée de tirer profit d'une coutume pratiquée depuis les temps les plus anciens, déterminèrent le propriétaire de la forêt à faire payer l'autorisation de prendre des branches de cyprès. On ne peut en préciser l'époque.
Soit par contrainte de la part du roi, soit par adresse du propriétaire pour sanctionner et assurer son payement, bientôt la coutume, transformée en une redevance seigneuriale, fit partie de comptabilité publique de la ville de Bordeaux, avec attribution au roi de la troisième partie du droit. Chaque capitaine, à la sortie de son navire, fut tenu de payer dix-huit ardits, savoir: douze au seigneur et six au roi. Le receveur de la comptabilité, après avoir touché les espèces, remettait ou faisait remettre au capitaine, en manière de congé, une belle branche de cyprès, qui, arborée à la tête de l'un des mâts, certifiait aux autorités maritimes du port que le navire était libre de lever l'ancre et de mettre à la voile pour rentrer dans son pays.
Dans sa Chronique bourdeloise, Gabriel de Lurbe, advocat à la cour et syndic de la ville, cite, sous la rubrique de l'années 1453, "le droict de la branche de cyprès, pour marque d'avoir esté à Bourdeaus." C'était l'année où la Guienne fut réunie à la France, après avoir passé plusieurs siècles sous la domination des rois d'Angleterre, et le chroniqueur voulait sans doute constater le maintien du droit de cyprès sous le nouveau régime. Ce droit continuait à être payé en 1620, d'après l'advocat Darnal, continuateur du précédent, et qui le mentionne en ces termes: "Anciennement, les pilotes des navires, pour montrer la gloire et victoire qu'ils croyaient avoir d'avoir été à Bourdeaux, s'en retournant chargés de vins de Graves et d'autres marchandises, prenoient une branche de cyprès d'une forêt appelée Cypressat; il fut introduit un droit par honneur, donné au roi pour ladite branche, lequel se lève encore au bureau de la comptabilité."
Ce droit continuait à exister en 1667, puisque Cleirac, dans son livre si connu  des Us et coutumes de la mer, imprimé à Bordeaux chez Millanges en cette même année, le mentionne expressément en commentant un article des ordonnances de Wisby, ville alors importante de l'île suédoise de Gottland.
L'ancienneté de la coutume résulte d'un procès plaidé en 1461, par un seigneur de Rauzan, propriétaire de la forêt de cyprès, contre le receveur de la comptabilité, qui gardait pour le roi la totalité du droit de cyprès. Il obtint, le 9 janvier, du conseil royal, présidé par Jean, bâtard d'Armagnac, gouverneur du duché de Guienne pour Louis XI, une sentence qui lui donna gain de cause et le remit en possession de sa part. Cette sentence vise des pièces relatives à la forêt et à ses baux à ferme présentés par le seigneur de Rauzan, et remontant aux dates de 1282 et années suivantes.
Les restes de la forêt de Cypressat n'ont disparu qu'en 1709, à la suite du rigoureux hiver de cette année désastreuse. Le coteau qui la portait a conservé son nom, qui est aussi resté à la commune voisine de Cenon-Labastide, où est situé ce coteau, et qui est marquée au Dictionnaire des postes comme ayant 170 habitants.
M. Dupain a tiré des documents que nous avons cités, et de quelques autres trouvés dans les archives, une scène animée et très-remplie qu'il a placé sur le quai, en avant de la porte dite porte du Palais, qui existe encore. Elle était alors attenante aux remparts de la ville, maintenant détruits. On voit, à droite, un coin de la rade, avec une forêt de mâts de navires. le commerce local y est bien caractérisé par les piles de tonneaux. Les costumes sont de la fin du seizième siècle. Au-devant de la table, un capitaine hollandais acquitte le droit, et à sa droite, un capitaine espagnol et un capitaine italien se préparent à suivre son exemple. A côté du receveur, le peintre a cru bon de devoir placer le seigneur de Rauzan lui-même, qui prend exceptionnellement la peine de présenter la branche de cyprès au capitaine.
On peut admettre, en effet, que ce seigneur attachait une idée d'honneur et de célébrité à l'exercice d'un droit qu'il partageait avec le roi, qui répandait son nom dans tous les ports de l'univers, et qui témoignait, d'après ce que nous avons dit plus haut, de l'estime séculaire des étrangers pour les excellents vins des environs de Bordeaux. Ce ne pouvait être pour lui une question d'argent; car, sauf l'hommage qui résultait du payement du droit, la valeur pécuniaire était fort maigre, bien qu'à l'égard des denrées elle fut très-supérieure à ce qu'est aujourd'hui le même poids de métal. Un ardit était le quart d'un sol, ou trois deniers, autrement dit un liard. Les ardits avaient cours dans la Guienne, où on les fabriquait, et aussi dans les provinces voisines. Les liards étaient utilisés en Bourgogne, dans le Lyonnais, dans le Dauphiné, où ils avaient, dit-on, été frappés pour la première fois, en 1430, par un nommé Liard, qui leur avait donné son nom. Il y a une soixantaine d'années, le mot ardit, pour signifier le quart d'un sou, était encore en usage dans le midi, et celui qui écrit ces lignes se rappelle les avoir entendu fréquemment appliquer aux prix de certains légumes, dans la Gironde, par des revendeuses ou par des paysannes.
L'antiquité, l'origine, la longue durée et l'originalité du droit de cyprès, si essentiellement local, méritaient d'être signalées, et le souvenir d'en être conservé dans un édifice consacré au commerce de la ville de Bordeaux.

Magasin Pittoresque, 1879.

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