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lundi 11 août 2014

La diligence normande.

La diligence normande.


La diligence des anciens jours est morte, la locomotive l'a tuée: c'est la loi du progrès. Les gens pressés de courir à leurs affaires ou à leurs plaisirs ne s'inquiètent guère de savoir s'il y a eu autrefois des diligences; ils accusent quelquefois la locomotive d'être trop lente. Les amateurs de flânerie, de rêverie et de pittoresque, regrettent parfois la diligence. On n'allait pas si vite au but, mais on jouissait mieux de son voyage et l'on ne perdait aucun détail. C'est à leur intention que nous découpons, dans les souvenirs de voyage de l'illustre poëte américain Longfellow, l'image d'une ancienne diligence française.

"C'était un matin, au mois de juin, "le mois des feuilles"; je voyageais à travers la belle province de Normandie. Comme la France était le premier pays étranger que je visitais, tout avait pour moi le charme et la fraîcheur de la nouveauté, tout amusait mon regard et tenait constamment mon imagination en éveil. La vie était pour moi comme un songe. C'était une véritable volupté que de respirer de nouveau l'air libre, après avoir été si longtemps emprisonné pendant la traversée; comme un oiseau longtemps captif à qui l'on ouvre un jour la porte de sa cage, je m'enivrais de la fraîcheur de ce paysage du matin au lever du soleil.
Des deux côtés de la route, dans les vallées et sur les collines, se déroulait un tapis d'un vert doux et velouté. Les oiseaux chantaient avec allégresse dans les arbres; le paysage avait cet air de gaieté qui, selon la jolie expression d'un vieux roman, "donne joie au cœur triste, pensif et souffrant, et en dissipe le deuil et la tristesse." Çà et là, une maisonnette couverte de chaume s'abritait sous un bouquet de marronniers; de petits morceaux de vigne étaient dispersés sur les collines, et mêlaient leur vert délicat aux teintes plus foncées des moissons précoces. Tout le paysage respirait la fraîcheur et la santé. La vue n'était point morcelée par des haies; il s'ouvrait devant vous, il vous accueillait d'un air hospitalier. Je me sentais moins étranger dans le pays; et tandis que je laissais errer mon regard le long de la route poudreuse, qui serpentait à travers les riches cultures, bordée des deux côtés par des arbres en fleurs; pendant que j'entrevoyais au passage quelque petite ferme au repos dans un vallon vert et comme "enveloppée dans l'abondance", je me disais: - Je suis sur une terre riche, hospitalière et heureuse.
J'avais pris la place sur l'impériale de la diligence pour mieux voir le pays; c'était un de ces lourds véhicules qui s'en vont tout doucement, cahin-caha, le long des routes pavées de France. Elle pliait sous le poids d'une montagne de malles et de paquets de toute espèce, et, comme le cheval de Troie, elle portait sur ses flancs une multitude bourdonnante. C'était une machine curieuse et compliquée. Figurez-vous trois voitures à la file sur un même train, le tout surmonté d'un cabriolet pour les passagers extérieurs. Sur les panneaux de chacune des portières étaient blasonnées des fleurs de lis, et sur les flancs on voyait, écrit en lettres d'or: Exploitation générale des messageries royales des diligences pour le Havre, Rouen et Paris.
Est-il nécessaire de décrire les groupes variés qui peuplaient les quatre parties de ce microcosme? On y voyait le petit marchant en redingote verte, armé d'un parapluie de coton; le pâle valétudinaire, coiffé d'un béguin et chaussé de chaussons de lisière; le prêtre en soutane, le paysan en blouse, et tout une ribambelle d'enfants criards. Mes compagnons de voyage sur l'impériale étaient un sous-officier jovial qui portait de formidables moustaches, et une beauté de village de seize ans, avec des cheveux châtains. Le sous-officier était en petite tenue, coiffé d'un bonnet de police bleu coquettement brodé d'un galon d'argent et incliné sur l'oreille. La brunette était parée d'un respectable bonnet normand, bien blanc, bien empesé et bien plissé, haut d'environ trois pieds; elle avait autour du cou un chapelet d'où pendait une croix, et portait une robe de tiretaine et des sabots.
Le personnage qui semblait avoir le gouvernement absolu sur ce petit monde était un gros petit homme bouffi, qui avait l'air très-affairé et très-content de lui, et portait le titre sonore de Monsieur le conducteur. Comme insignes de sa dignité, il avait un petit bonnet fourré, une jaquette bordée de fourrure, et tenait à la main un petit porte-feuille de cuir où sa feuille de route était en sûreté. Il était notre compagnon sur l'impériale, et, avec une gravité comique, transmettait d'en haut ses ordres au postillon; c'était un roi au petit pied, parlant du haut de son trône. Dans chacun des villages poudreux que nous traversions avec le fracas du tonnerre, il avait mille commissions à faire et à recevoir: un paquet à délivrer à droite, un autre à prendre à gauche; un mot à la maîtresse de l'auberge, une lettre du fiancé pour sa fille; un clignement de l’œil ou un claquement de doigts, vers la fenêtre, pour la fille de service. Que de questions à faire, que de réponses à donner pendant qu'on changeait de chevaux! Chacun avait son mot à dire. C'était: - Monsieur le conducteur par-ci, Monsieur le conducteur par-là. Il aurait dû en perdre la tête; à la fin, il criait: - En route!, escaladait la hauteur vertigineuse, et nous nous ébranlions lourdement au milieu d'un nuage de poussière.
Mais ce qui attirait le plus mon attention, c'était les chevaux et la figure grotesque du postillon. C'était une bonne petite caricature, avec un visage maigre et malicieux, auquel la fumée de tabac et les vapeurs de vin avait donné l'apparence d'un parchemin poudreux. Sa petite jaquette-veste de velours pourpre à collet rouge était ornée de soutaches de soie. Il portait une culotte de cuir jaune, devenue luisante par le frottement: cette culotte était collante, sur des jambes minces comme des allumettes, qui s'engloutissaient dans une énorme paire de bottes en bois, bardées de fer et armées de longs éperons retentissants. Son col de chemise était gigantesque; entre ce col et le large bord de son grand chapeau verni pointait une queue serrée dans une peau d'anguille, et terminée par une petite touffe de cheveux semblable à une houppe à poudre. Cette houppette, qui suivait les mouvements du cavalier, lui battait à coups réguliers dans le dos, et répandait un nuage de poudre blanche autour de lui.
Les chevaux avaient un harnachement bizarre, composé de cordes et de courroies. Ils étaient cinq, noirs, blancs, gris, différant de taille autant que de couleur. Ils avaient la queue tressée et relevée à l'aide d'un bouchon de paille; quand le postillon était en selle et faisait claquer son gros fouet, ils commençaient à faire un écart; puis chacun prenait son allure particulière: l'un galopait, l'autre trottait, les autres tiraient nonchalamment; leur pas tenait le milieu entre le trot et la marche. Aussitôt que le véhicule avait pris une allure confortable, le postillon, jetant les rênes sur le cou de son cheval, tirait d'une de ses poches un briquet, de l'autre une courte pipe, battait le briquet sans se presser, et commençait à fumer. Fréquemment quelques unes des cordes du harnachement se cassait. D'en haut, Monsieur le conducteur lâchait, d'une voix de tonnerre, un jurement ou deux; à chaque vasistas apparaissait une tête; une demi-douzaine de voix criaient à la fois: "Qu'est-ce qu'il y a ?" Le postillon, s'en prenant au diable, comme toujours, fourrait le long manche de son fouet dans une de ses bottes, mettait pied à terre, sans se presser. Alors il tirait de sa poche un bout de ficelle, et se mettait tranquillement à réparer le désastre de son mieux.
En cet équipage, nous cheminions lentement, péniblement, dans la poussière de la route. De temps à autre le paysage était animé par quelque groupe de paysans qui poussaient devant eux un petit baudet chargé de légumes; ils se rendaient à un marché voisin. Ou bien nous dépassions un berger solitaire, assis au bord de la route, avec un chien hérissé à ses pieds; tour en surveillant ses bêtes, il déjeunait de quelques bribes qu'il tirait de sa panetière. Ou bien le hasard nous mettait en présence d'une vache qui allait paissant le long du fossé; elle avait les cornes embricolées d'une corde dont une petite fille en sabots tenait le bout. A de certains moments, nous descendions tous pour monter à pied quelque côte qui n'en finissait pas; nous étions alors escortés d'une foule bruyante de mendiants effrontés. Tantôt nous étions dégoûtés de l'importunité obstinée des mendiants sans vergogne; tantôt nous nous laissions toucher à la vue de quelque pauvre diable de paralytique ou de quelque malheureux aveugle.
Parfois notre postillon s'arrêtait à la porte d'un petit cabaret enfumé, absolument caché sous les grands arbres. Un cep vigoureux grimpait à côté de la porte: une branche de pin était plantée horizontalement dans le mur, pour servir d'enseigne. Généralement on lisait au-dessus de la porte, en grandes lettres noires: Ici on loge à pied et à cheval.
Ainsi allaient, en se succédant, les objets de curiosités: collines, vallées, ruisseaux, forêts, passaient devant mes yeux comme les scènes changeantes d'une lanterne magique; mes réflexions se succédaient avec la même rapidité. Enfin, dans l'après-midi, nous enfilâmes une vaste et fraîche avenue de beaux vieux arbres, qui conduit à l'entrée ouest de Rouen. Quelques minutes après, nous étions perdus dans la foule et le brouhaha des rues étroites."

Magasin Pittoresque, 1874.

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