La course à la lettre.
Quand je demandai au sous-secrétariat des postes la faveur d'accompagner une lettre de Paris en province, la plus "en avant" des administrations françaises se montra tout "éberluée".
Et je ne sollicitais pas seulement une furtive entrée dans quelque dépendance de ce domaine administratif. Pour suivre ma missive, il me fallait pénétrer partout. Tilburys, fourgons, courriers, wagon-poste, bureaux de tout ordre devaient m'accueillir comme un objet... affranchi. Les dimensions de mon individu limitant seules mon rôle d'escorteur de lettre, je voulais aller jusqu'au sac du facteur rural, exclusivement.
M. Bérard, informé de la prétention inédite d'un reporter, accorda l'autorisation demandée. Seulement, pour continuer à l'administration des postes la confiance du public qui voit en elle une confidente discrète, il fut entendu que le journaliste escortant la lettre aurait lui-même pour escorte un inspecteur.
Le jour même où je fus informé du bon vouloir ministériel, j'écrivis sur une enveloppe jaune, grande trois fois autant qu'une enveloppe ordinaire, la suscription suivante:
Monsieur X....
Aubergiste
à Dainville
par Crécy-en-Brie
(Seine-et-Marne).
Aux quatre angles fut apposé le cachet de Mon Dimanche, un magnifique M. D. entrelacés. Les dimensions de l'enveloppe, sa décoration extérieure donnaient à la lettre que j'allais expédier une figure originale qui me permettrait de la reconnaître dans la foule des papiers postaux. Par le texte, je m'invitais à déjeuner le lendemain chez l'aubergiste X...
L'itinéraire.
Déposée dans la boite peu avant cinq heures du soir, ma lettre devait parvenir au bureau de Cléry, assez à temps pour gagner l'Hôtel des Postes à 6 h 40. L'Hôtel, après l'avoir transbordée de 6 h 50 à 7 h 10, la remettrait au wagon-poste, en gare de l'Est, à 7 h 20. Par le train de 8 h 25, elle arriverait à Meaux à 9 h 12.
Là confiée à la vigilance d'un entrepositaire, elle attendrait jusqu'à quatre heures du matin la venue du courrier de Crécy. Puis, lentement, par les soins de la poste principale, elle flânerait devant les portes, dans la vallée du Morin, pour grimper ensuite le coteau que domine la bonne auberge.
A cinq heures, je guettais la venue du facteur boitier, en compagnie d'un inspecteur délégué par la direction de la Seine pour m'aider à suivre la piste de ma lettre.
L'homme vint, plongea mon envoi postal dans sa longue poche de cuir, et s'achemina vers le bureau de la rue de Cléry.
Je pénétrai dans le bureau de poste grâce à mon guide, et arrivai juste à temps pour assister au timbrage de ma missive et son classement.
Les bureaux parisiens font un tri des papiers gagnant la province par les trains du soir et groupent toutes les lettres, tous les objets recommandés qui doivent être distribués au premier arrêt. Ce classement facilite fort le travail de leur confrères des wagons-poste. Et j'appris de la sorte que ma lettre, déjà réunie à d'autres lettres s'arrêtant à Meaux, serait contenu dans la "dépêche" 24, pour ne pas dire le sac 24, expédié par le bureau de la rue de Cléry au service ambulant "Paris-Verdun". L'administration voulut bien me remettre une étiquette verte semblable à celle qui serait fixée au col de la "dépêche" qu'un fourgon allait emporter dans quelques instants à l'Hôtel des Postes.
Le transbordement.
Ce fourgon pénètre à l'Hôtel à 6 h 48, au moment où le cœur postal de Paris bat le plus vite les plus chaudes de ses pulsations. Il lui faut, en vingt minutes, recevoir treize ou quatorze cents "dépêches" venues des différents bureaux et les distribuer aux voitures desservant les quartiers excentriques et les gares.
Par la rue Guttenberg arrivent les véhicules qui ont récolté la pesante moisson des lettres, chargements, journaux, prospectus que le Paris des affaires a confiés en dernière heure à la poste. Quarante, cinquante voitures chargées de sacs ficelés, cachetés, portant à leur cou des étiquettes multicolores, s'arrêtent devant le quai de transbordement, en un carillon clair de grelots.
Alors pénètrent dans la cour des messageries, en glissades coquettes, silencieuses et rondes, les voitures automobiles. L'une, un coffre haut sur de petites roues, vient de Passy. On l'a baptisée. Elle s'appelle pour avoir gentiment fait son devoir aux dernières fêtes franco-russes, la "pétrolette de Reims". L'autre, de formes plus lourdes, un fourgon électrique, apporte les élégants envois de la plaine Monceau. Elles savent se faufiler adroitement entre les véhicules à traction animale et aborder "en douceur" le quai de débarquement.
Cochers et agents convoyeurs, ouvrant bruyamment les portes des fourgons, soulevant les couvercles des tilburys, commencent le déversement continu, brutal, des sacs dans des corbeilles roulant sur des galets. La réception des dépêches par les agents de l'Hôtel se fait en un appel chantant de noms de villes. Là, comme dans toutes les opérations de transbordement postal, le livreur reçoit décharge de son fardeau, de sa mission. Les feuilles de pointage sont libellées avec tant de précision que l'Hôtel égare, à peine, une dépêche par an.
Ma lettre? que devient ma lettre, dans cet affairement d'hommes, de chevaux, dans le bondissement des sacs, dans la mêlée des corbeilles roulant sur le trottoir en circuits brefs, anguleux?
Des agents me poussent vers un fourgon matriculé 227. La dépêche 24, que je reconnais à son étiquette verte mentionnant son état civil, est jetée hors la voiture puis roulée jusqu'à la salle des corbeilles. Je l'accompagne, certain de suivre ma missive. Un homme saisit le sac, le lance dans une corbeille vide qui attend en un point déterminé. Après un court voyage derrière ma dépêche 24 jusqu'au quai d'embarquement, j'aperçois des tilburys, des fourgons rangés dans la cour des départs. Alors j'assiste à l'autre face du transbordement: cohue folle, mais réglée avec minutie, de gens, de bêtes, de choses, et je crois voir une bataille de bruits. Ma lettre monte dans le fourgon 129 qui part pour la gare de l'Est, à 7 h 10. Je la suis en voiture, un peu affolé par cette brutale et merveilleuse vision de l'Hôtel des Postes jonglant avec des milliers de sacs gonflés de millions de plis.
Alors pénètrent dans la cour des messageries, en glissades coquettes, silencieuses et rondes, les voitures automobiles. L'une, un coffre haut sur de petites roues, vient de Passy. On l'a baptisée. Elle s'appelle pour avoir gentiment fait son devoir aux dernières fêtes franco-russes, la "pétrolette de Reims". L'autre, de formes plus lourdes, un fourgon électrique, apporte les élégants envois de la plaine Monceau. Elles savent se faufiler adroitement entre les véhicules à traction animale et aborder "en douceur" le quai de débarquement.
Cochers et agents convoyeurs, ouvrant bruyamment les portes des fourgons, soulevant les couvercles des tilburys, commencent le déversement continu, brutal, des sacs dans des corbeilles roulant sur des galets. La réception des dépêches par les agents de l'Hôtel se fait en un appel chantant de noms de villes. Là, comme dans toutes les opérations de transbordement postal, le livreur reçoit décharge de son fardeau, de sa mission. Les feuilles de pointage sont libellées avec tant de précision que l'Hôtel égare, à peine, une dépêche par an.
Ma lettre? que devient ma lettre, dans cet affairement d'hommes, de chevaux, dans le bondissement des sacs, dans la mêlée des corbeilles roulant sur le trottoir en circuits brefs, anguleux?
Des agents me poussent vers un fourgon matriculé 227. La dépêche 24, que je reconnais à son étiquette verte mentionnant son état civil, est jetée hors la voiture puis roulée jusqu'à la salle des corbeilles. Je l'accompagne, certain de suivre ma missive. Un homme saisit le sac, le lance dans une corbeille vide qui attend en un point déterminé. Après un court voyage derrière ma dépêche 24 jusqu'au quai d'embarquement, j'aperçois des tilburys, des fourgons rangés dans la cour des départs. Alors j'assiste à l'autre face du transbordement: cohue folle, mais réglée avec minutie, de gens, de bêtes, de choses, et je crois voir une bataille de bruits. Ma lettre monte dans le fourgon 129 qui part pour la gare de l'Est, à 7 h 10. Je la suis en voiture, un peu affolé par cette brutale et merveilleuse vision de l'Hôtel des Postes jonglant avec des milliers de sacs gonflés de millions de plis.
Le vieux wagon-poste.
Dans le wagon-poste de Paris à Verdun meurt la "dépêche 24" qui contient ma missive. Le contenu du sac doit être vidé sur la tablette de tri de ce bureau ambulant. A la gare de l'Est, je perds l'inspecteur-cicerone, pour retrouver un nouvel inspecteur et un nouveau guide. Je vais soumettre l'amabilité de ce dernier à une rude épreuve; il voudra bien escorter ma lettre jusqu'à Crécy.
L'inspecteur des bureaux ambulants sur la ligne de l'Est m'introduit dans la voiture un peu avant le départ du train, à 8 h 20. Je suis dans un wagon postal, long de 7 mètres, entièrement "tapissé" de petits casiers surmontés d'étiquettes portant des noms de ville. Dans le sens de la largeur, deux portières se font vis-à-vis séparées par un poèle rond. Des papillons de gaz sont fixés aux parois. Au fond de la "boite" un chronomètre gros comme le poing s'obstine (disent les postiers) à ne pas suivre l'horaire de la Compagnie. Une banquette, table de travail longeant les parois, est lourde de milliers de lettres, de journaux, de paquets que les employés: un chef de brigade, un commis principal, des commis trieurs, éparpillent dans toutes les directions.
Sur le sol, jonché de sacs, de journaux, de prospectus, je foule des blocs de Mon Dimanche pour visiter l'antre postal, où quatre employés et deux garçons de bureau travaillent en un corps à corps continu, tant le papier les presse, les refoule loin des parois.
J'ai déjà dit que le bureau de la rue de Cléry avait réuni les envois postaux destinés à la station de Meaux. Tous les bureaux de poste de Paris ont agi de la sorte. Et le commis qui assure le service de la ville précitée se trouve devant un monceau de paquets dont il devra répartir le contenu entre vingt-cinq ou trente casiers. Dans la case de Crécy-en-Brie, j'aperçois déjà la livrée de ma lettre, son habit jaune illustré de bleu, au chiffre de Mon Dimanche.
Le postier, dans son oeuvre de triage, est un curieux exemple de ce que l'homme peut acquérir en éducation mécanique. Les lettres sautent de ses doigts aux cases en un mouvement régulier, précis, qui lui permet de distribuer deux mille cinq cents plis dans une heure. Le chef mi-couvert d'une calotte, le col nu, les manches un peu troussées, il puise sur la tablette remplie de paperasses, et, une liasse dans le poing gauche, éparpille de la main droite les missives sur tous les bureaux de poste de son domaine administratif.
Le train est en marche. Les postiers doivent s'appuyer à la tablette, au rebord rembourré de crin, pour collaborer à leur oeuvre commune. Il fait très chaud dans la "boite". Une odeur de vie monte du papier foulé, pressé. Des casiers, de tous les coins du wagon, lettres, journaux, paquets se réunissent, se groupent de nouveau pour disparaître dans des sacs que les gardiens de bureau nouent à la gorge, cachettent, marque du nom d'un bureau de poste. Et je vois ma lettre disparaître dans le fourreau de toile destiné à Crécy-en-Brie.
Arrêt à Meaux! Je ne suis pas ma missive dans le local de la gare où la brouette un agent entrepositaire. Je veux vivre la veillée des postiers jusqu'à Chalons. Là, je descendrai du train pour prendre place dans un wagon-poste "nouveau jeu" se dirigeant vers Paris, et je retrouverai ma lettre, à quatre heures du matin, au point même où je l'ai abandonnée.
La nouvelle voiture des postiers.
L'administration vient de jeter sur nos voies ferrées des bureaux ambulants, merveilles de confort si on les compare aux vieilles caisses postales. J'ai accompagné, deux heures durant, une équipe de postiers venant de la frontière de l'Est. Ils sont enchantés de la maison roulante que leur a offerte M. Bérard.
Là, plus de poèle, plus d'éclairage au gaz, plus de portières, fabricantes de pneumonie. La voiture, éclairée à l'électricité, longue de 14 mètres, est assez large pour permettre aux employés la manipulation normale des objets confiés à la poste. Entrées et vestibules aux deux extrémités du wagon. Hors le bureau, un poèle chauffe l'eau destinée à s'étendre en nappe bienfaisante sous le parquet. Près du plafond, des baies assurent la bonne aération du bureau sans exposer les travailleurs aux douches d'air froid. Water-closet, cabinet de toilette! Le logis possède même des tapis-brosse qui, durant les heures de repos, se transforment en matelas par l'ingéniosité des postiers. Et le public doit se réjouir autant que les "ambulants" de ces améliorations qui préparent l'avènement de la lettre affranchie... pour deux sous, de la lettre multipliée.
Petite vitesse.
Quatre heures du matin à Meaux. Le courrier de Crécy charge sur sa patache les dix ou douze sacs de dépêches qu'il déposera dans les bureaux assis sur son chemin. Ma lettre, qui a dormi sept heures, va se loger dans un grand coffre de bois boulonné sur l'avant-train de la voiture. L'inspecteur et moi prenons place dans le modeste véhicule postal. Aux bourgades, nous faisons halte devant des maisons plus blanches que leurs voisines. Ce sont des bureaux de poste, seuls logis éveillés dans la nuit provinciale. Et nous apercevons la silhouette de la receveuse, le chignon sur l'oreille, mal éveillée, tâtonnant pour tirer son verrou. Le courrier s'arrête un peu longuement.
A chaque arrêt, le courrier plonge son bras dans le coffre aux dépêches et en tire à l'aveuglette, deux ou trois sacs. Son chef s'étonne, fait flamber une allumette pour assurer la bonne distribution de la manne postale. Mais l'homme ne veut pas accepter d'aide, parce qu'il a l'habitude de plonger dans sa boite, qu'il ne commet jamais d'erreur!
Enfin, à six heures du matin, nous atteignons Crécy. Sur la table du bureau de poste glisse dans le tas des missives délivrées de leur sac ma grande enveloppe jaune. M. l'inspecteur me demande, satisfait, d'avoir mené à bon port lettre et reporter:
- Vous la reconnaissez?
- Oui. Mais je n'ai pas douté un instant du fonctionnement régulier des services postaux!
Mon compagnon de voyage explique ensuite à la receveuse l'objet de mon incursion dans le petit domaine postal de Crécy. La brave dame écoute, calme, en vieille employée qui "sait" son métier et ne craint pas les enquêtes de ses chefs. Près d'elle travaillent au tri des dépêches quatre grands facteurs paysans, les bœufs de la poste. Ces fonctionnaires patients et lourds de la plus active des administrations rechignent un peu aux imprimés futiles, aux prospectus qui vantent les propriétés de la dernière eau capillaire, inventée par les Parisiens, mais ils sont inlassables, dévoués... pour un salaire de trois francs par jour.
L'un d'eux emporte dans son sac, lourd de vingt kilos, ma lettre à l'aubergiste de Dainville.
Je le laisse accomplir les deux tiers de sa "tournée, parcourir vingt ou vingt cinq kilomètres, avant de grimper en sa compagnie la route montueuse qui mène à mon déjeuner.
Et à dix heures et demie, je rentre en possession de l'enveloppe jaune, du talisman qui m'a permis de pénétrer dans le monde merveilleux des postes.
Léon Roux.
Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 13 septembre 1903.
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