Le gros in-folio de la salle à manger.
Toujours c'est un in-folio. Il a pour ancêtre, sans la considération dont il jouit, le gros livre à mettre les rabats dont nous parle Molière; il apparaît revêtu d'une solide reliure, quelque peu endommagée par suite des emplois divers auxquels l'économie domestique l'a fait servir. Tout le monde le connaît dans la maison, personne ne l'a ouvert; il voyage journellement, néanmoins: on le transporte du dressoir à la table à repasser, et du vaste fauteuil de l'aïeul à la chaise surélevée de l'enfant. C'est même là qu'il a fait son plus long séjour: la brave nourrice s'en sert pour asseoir son bébé chéri, et Dieu sait, hélas! quelles sont parfois les suites d'une pareille séance!
Le grand-père est-il tourmenté par un de ces accès de goutte qui demande un prompt soulagement que le cataplasme de graine de lin peut seul lui procurer, le robuste un-folio reçoit la brûlante avalanche, non sans gémir; mais s'il a été relié au seizième siècle, il résiste durant des heures entières aux mouvements douloureux que marque sur sa couverture le pied emmitouflé du vieillard.
Il est d'un emploi si varié, si utile à la fois, le vieux livre, qu'on le respecte même sans le lire: cette déférence, toutefois, n'est pas de longue durée; le plus souvent, hélas! il est hors de service quand on apprend, par un pur hasard, ce qu'il vaut.
Toutes les générations d'une honnête famille l'on vu, et nulles d'entre elles n'a eu pitié de lui.
- Prenez garde, vous l'allez gâter! exclame parfois une voix féminine; il y a si longtemps qu'il sert...
Si on n'entr'ouve pas soigneusement ses vénérables feuillets pour y glisser des rabats comme au temps des Femmes savantes, il reçoit encore des fichus et des manchettes de tulle artistement empesés! Et dire cependant que ce fut, au quinzième siècle, peut-être le chef-d’œuvre d'Alde Manuce l'Ancien (1), l'Aristote de 1495 ! ou bien un spécimen unique de l'art pratiqué par Colard Mansion (2), l'incomparable imprimeur de Bruges, sur lequel le digne van Praët, si connu de nos pères, a tant écrit de doctes dissertations, et à la gloire duquel il songeait encore... ne voulant point partir et s'en aller vers Dieu sans en enrichir un certain rayon de la Bibliothèque Richelieu, où manquait, hélas ! un exemplaire unique.
Nous ne voudrions pas, cependant, enfoncer trop profondément le poignard dans le cœur des vrais bibliophiles : tous les in-folio voués à de vulgaires usages ne sont pas de cette incomparable valeur ; il y a bien parmi ces gros volumes, qu'on pourrait appeler des livres-meubles, des Art de vérifier les dates, ou de robustes Dom Calmet, tous volumes dépareillés, dignes, à coup sur, d'un meilleur sort, mais dont la perte peut être aisément réparée. Nous avons connu toutefois, on ne saurait trop le répéter, plus d'un ouvrage vraiment précieux dont le possesseur ignorait l'origine remontant parfois à la troisième génération, et toujours soumis aux épreuves cruelles dont il nous serait aisément facile de grossir encore les indicibles variétés.
Et puis, étrange revers de fortune ! destinée bizarre que l'ignorance ne saurait prévoir ! Qu'un de ces énormes volumes abandonnés depuis de si longues années à l'incurie des serviteurs, ou bien aux caprices des enfants, ait été reconnu par pur hasard pour un ouvrage valant son prix, voilà souvent toute une famille, que dis-je ? toute une ville en émoi : chaque possesseur d'un bouquin d'aspect vénérable croit avoir chez soi un trésor. En pareille occasion, l'imagination du propriétaire marche avec une rapidité fougueuse, que la science bibliographique la plus autorisée ne peut toujours contenir en de justes bornes. Qu'un acquéreur se présente avec des intentions pleines de loyauté pour acquérir un de ces volumes réhabilités par la science désintéressée, il se retirera bientôt l'oreille basse : il allait offrir un prix raisonnable, c'est le double de cette somme qu'on lui demande.
- C'est un livre dont mon père a refusé 500 francs, Monsieur... je vous le laisse pour moins de 100 écus !
Et la veille, à coup sûr, avant la visite d'un savant honnête qui a donné ses conseils si peu compris, on l'eût abandonné pour une somme tellement minime qu'elle n'eût pas valu le prix d'un vieux meuble auquel se rattachait, dans la famille, le moindre souvenir important.
Celui qui tire de sa mémoire ces quelques lignes sur l'étrange destinée que courent parfois certains volumes, ne peut songer encore, sans un certain effroi, au coup funeste qu'il porta, bien innocemment, à coup sûr, à un honnête industriel qui l'était venu consulter sur la valeur vénale que pouvait avoir un in-folio enveloppé majestueusement, comme un objet des plus précieux, dans une toilette de damas rouge.
C'était simplement, en dépit de tout cet appareil, la Chronique de Nuremberg qu'on soumettait ainsi à son appréciation.
Pour peu que l'on soit initié aux biens petits mystères de la bibliophilie, il n'est pas permis d'ignorer que cet estimable in-folio, imprimé chez Hartmann Shedel en 1493 et orné de 400 gravures, a eu pour auteur le digne Æneas Sylvius, qui devint pape sous le nom de Pie II. Parmi les livres du quinzième siècle, c'est un livre vulgaire s'il en fut, et que l'on recherche encore pour les bois dont il est orné. La façon quasi solennelle dont il fut présenté amena une exclamation:
- Ah! vous avez là un splendide exemplaire!...
Et le rouge de se montrer aussitôt aux joues de l'heureux possesseur de l'énorme in-folio. L'illusion, hélas! ne devait pas durer. Après quelques moments d'un rapide examen, arriva l'interrogation anxieuse qui suit toujours ces sortes de perquisitions bibliographiques:
- Et vous l'estimez?...
- Il est beau, parfaitement conservé; un libraire tel que Porquet ou Techener vous renseignerait bien mieux que moi... Vous en obtiendrez aisément 100 francs... Ouvrez Brunet: on le pouvait avoir pour 85 francs il y a quelques années...
- Il ne vaut donc pas 1.000 écus? s'écria le possesseur du gros livre, en réprimant un cri douloureux.
Et je pus croire un instant que le malheureux allait être terrassé par une attaque d'apoplexie foudroyante. On l'avez payé ainsi d'une vieille créance de famille, et la dette délicate dont il m'entretint ne pouvait être discutée: il allait d'un petit héritage qu'on entrevoyait dans l'avenir (3); on ne voulait pas le compromettre.
Qu'on veuille bien accepter ce petit épisode, qui se renouvelle en mille occasions: c'est l'histoire de l'ignorance en lutte avec l'âpre amour du gain. Un grain de bon sens et quelques heures d'étude feraient briller la vérité. Il est passé en louable habitude que les recherches ardues des bibliophiles deviennent le domaine du genre humain: on demande un avis au risque de déranger celui qui le donne; on se garde bien de le suivre. La science est heureusement généreuse; c'est Dieu qui la paye, dit un proverbe persan.
Revenons au gros livre de la salle à manger, au livre-meuble qui cache parfois un trésor ignoré, qu'un hasard heureux, secondé de quelques études bibliographiques sommaires, peut faire tout à coup découvrir. Voici une petite histoire bien récente, elle remonte tout au plus au mois dernier; un vieux bibliophile de mes amis en fut le héros; ce fut lui qui, le sourire aux lèvres, m'en raconta les péripéties.
"C'était, me dit-il, chez la bonne Mme C... Le livre de la salle à manger remplissait pleinement ses fonctions: deux fers à repasser reposaient loyalement sur sa couverture; mais, pour rendre pleinement justice aux soins prudents de la maîtresse du logis, une toile ployée en quatre défendait d'une trop vive ardeur une reliure du seizième siècle, dont le précieux travail avait subi bien d'autres attaques... J'enlevai, aux dépens de mes doigts légèrement échaudés, les deux fers; j'écartai le linge quelque peu roussi, et je découvris la couverture en peau de truie, qui avait, grâce à sa solidité première, résisté à tant d'échecs. Je soulevai doucement de la chaise où il reposait d'ordinaire le vénérable volume, je la posai sur une console, je l'ouvris, et je constatai, non sans une certaine émotion, que c'était un Vascosan, le Plutarque traduit par Amyot, et imprimé splendidement, comme tout ce qui sortait des presses de cet habile typographe, en l'année 1559. On avait relié ensemble les deux tomes in-folio.
- Ah quoi! dis-je à l'excellente maîtresse de maison qui donnait gravement ses ordres pour qu'on accomplit un de ces vastes repassages qui, en province, suivent les lessives à l'ancienne, mode qu'on ne connaît plus guère à Paris; quoi, chère dame, vous laissez traiter de cette façon un tel livre!...
- Qu'y voyez-vous d'extraordinaire? me fut-il répondu, sans humeur, à coup sûr, mais non sans quelque surprise. Ce gros livre, sur lequel s'assoient les enfants, il n'a jamais servi qu'à cela, et nous l'avons toujours vu sur ces chaises... Le père défendit seulement parfois qu'on le mit sur le poêle.
- Mais il vaut mieux à lui seul, que tout le mobilier de votre salon.
- Ah! mon Dieu! que dites-vous là? le gros Paul qui a écrit hier, en bâtarde, les deux premières lignes de son compliment pour le jour de fête de son père, et cela sur les marges du frontispice. Je voulus l'en empêcher, mais il était déjà trop tard. Il est si commode, ce gros livre! mais puisque vous dites qu'il en vaut la peine, on l'enlèvera des mains des infidèles; on le montera dans la chambre verte, tout auprès de l'ancien cabinet du grand-père, l'endroit obscur qu'il appelait parfois sa bibliothèque.
On ne m'en dit rien d'abord, mais je sus un peu plus tard que mon avis avait fructifié. Le gros livre de la salle à manger avait disparu; je cessai même de l'entrevoir dans d'autres portions du modeste logis; mais j'appris, à la suite d'un de ces moments d'épanchement, résultat naturel d'une vieille amitié, qu'on en avait obtenu une somme très-ronde en le confiant aux enchères d'une vente dirigée par le zélé Adolphe Labitte, l'habile dresseur du catalogue de Firmin Didot; et que, sans les deux lignes de bâtarde tracées d'une main si ferme par le gros Paul, le beau livre en question, qui n'était plus déjà le gros livre, eût monté infiniment plus haut.
Il arriva, après cet heureux épisode bibliographique, ce qui arrive immanquablement dans mainte occasion analogue: on descendit successivement de la chambre verte ce que le grand-père avait rassemble d'in-folio à la fin du dernier siècle, après l'abolition des couvents. Soigneusement époussetés depuis le jour où avait eu lieu notre conversation, regardés même avec un saint respect par la maîtresse du logis, qui voyait dans leur entassement des piles d'écus à répartir un jour entre ses enfants, ces vrais bouquins furent soumis l'un après l'autre, avec anxiété, à la modeste appréciation de celui qu'on appelait dans la famille le vieil amateur. Mais, il faut le dire, je ne trouvai plus parmi eux un seul Vascosan. Je dois ajouter qu'après examen des in-folio vint celui des petits formats. Ces bonnes gens furent bien surpris, un jour, qu'un petit Elzevier in-douze, couvert en parchemin, eût fait jeter un cri de surprise à celui qu'ils regardaient presque comme l'arbitre de leur destinée future. Il fut vendu 2.000 francs au savant M. Motteley, et périt, hélas! dans l'incendie du Louvre, avec tous les trésors qu'avait léguées si libéralement au pays ce docte bibliophile. (4)"
(1) Manuzio Aldo, surnommé Alde l'Ancien, mourut à Venise en 1515.
(2) Le nom de cet illustre brugeois apparaît pour la première fois en 1460, et l'on sait que ce très-docte imprimeur mourut en 1484. Il eut pour protecteur la célèbre la Gruthuse. Son monogramme gravé sur bois, et placé fréquemment à la fin de ses éditions, est composé, suivant l'abbé de Saint-Léger, d'un C ou croissant renversé qui indique l'initiale du nom de Colard, et surmonté d'un M gothique (Mansion).
(3) Tous les jours, répétons-le, de petits événements de ce genre ont lieu, et une foule de personnes ignorantes sont victimes de leur cupidité et surtout de bien insignifiantes apparences. Presque toujours le vieux livre dont on attend un accroissement subit de fortune est un épais volume dont le mérite consiste dans une reliure en bois vermoulu, orné parfois de fermoirs en cuivre ciselé. Les in-folio maroquin rouge, égratignés plus ou moins, et portant des écussons dorés, des ex-libris furtivement effacés, obtiennent en ce genre de merveilleux succès. Que de belles conversations touchant des occasions manquées se renouvellent sur ce point chez les concierges et chez les marchands de bric-à-brac! on en dresserait, si on voulait, un complément à toutes les Bibliographies. Tel qui n'a jamais vu de sa vie un incunable déclare qu'il aurait pu avoir pour cent sous la Bible de 1462. Tel autre, qui a vaguement entendu parler du Décameron de Boccace imprimé chez Valdarfer en 1471, et acheté jadis à la vente de la bibliothèque Roxburghe 56.000 francs, affirme en avoir tenu entre ses mains un tout pareil dans un vieux château dont le nom échappe à la mémoire, mais que s'il le voulait bien il finirait par retrouver.
(4) Le nom de ce généreux donateur est resté beaucoup trop ignoré. Charles Motteley, mort en 1871, avait d'abord donné tous ses soins à une collection d'Elzeviers, dont il avait dressé lui-même les précieux catalogues, fort recherchés encore aujourd'hui. Plus tard ses investigations se portèrent sur d'autres livres anciens; il posséda même de précieux manuscrits, et voulut que tous les résultats de ses travaux appartinssent à la France. On trouve sur cet homme remarquable de précieux renseignements dans le Bulletin du bibliophile, publié par Techener (trente-deuxième année), Janvier-Février 1872.
Magasin pittoresque, 1879.
- Prenez garde, vous l'allez gâter! exclame parfois une voix féminine; il y a si longtemps qu'il sert...
Si on n'entr'ouve pas soigneusement ses vénérables feuillets pour y glisser des rabats comme au temps des Femmes savantes, il reçoit encore des fichus et des manchettes de tulle artistement empesés! Et dire cependant que ce fut, au quinzième siècle, peut-être le chef-d’œuvre d'Alde Manuce l'Ancien (1), l'Aristote de 1495 ! ou bien un spécimen unique de l'art pratiqué par Colard Mansion (2), l'incomparable imprimeur de Bruges, sur lequel le digne van Praët, si connu de nos pères, a tant écrit de doctes dissertations, et à la gloire duquel il songeait encore... ne voulant point partir et s'en aller vers Dieu sans en enrichir un certain rayon de la Bibliothèque Richelieu, où manquait, hélas ! un exemplaire unique.
Nous ne voudrions pas, cependant, enfoncer trop profondément le poignard dans le cœur des vrais bibliophiles : tous les in-folio voués à de vulgaires usages ne sont pas de cette incomparable valeur ; il y a bien parmi ces gros volumes, qu'on pourrait appeler des livres-meubles, des Art de vérifier les dates, ou de robustes Dom Calmet, tous volumes dépareillés, dignes, à coup sur, d'un meilleur sort, mais dont la perte peut être aisément réparée. Nous avons connu toutefois, on ne saurait trop le répéter, plus d'un ouvrage vraiment précieux dont le possesseur ignorait l'origine remontant parfois à la troisième génération, et toujours soumis aux épreuves cruelles dont il nous serait aisément facile de grossir encore les indicibles variétés.
Et puis, étrange revers de fortune ! destinée bizarre que l'ignorance ne saurait prévoir ! Qu'un de ces énormes volumes abandonnés depuis de si longues années à l'incurie des serviteurs, ou bien aux caprices des enfants, ait été reconnu par pur hasard pour un ouvrage valant son prix, voilà souvent toute une famille, que dis-je ? toute une ville en émoi : chaque possesseur d'un bouquin d'aspect vénérable croit avoir chez soi un trésor. En pareille occasion, l'imagination du propriétaire marche avec une rapidité fougueuse, que la science bibliographique la plus autorisée ne peut toujours contenir en de justes bornes. Qu'un acquéreur se présente avec des intentions pleines de loyauté pour acquérir un de ces volumes réhabilités par la science désintéressée, il se retirera bientôt l'oreille basse : il allait offrir un prix raisonnable, c'est le double de cette somme qu'on lui demande.
- C'est un livre dont mon père a refusé 500 francs, Monsieur... je vous le laisse pour moins de 100 écus !
Et la veille, à coup sûr, avant la visite d'un savant honnête qui a donné ses conseils si peu compris, on l'eût abandonné pour une somme tellement minime qu'elle n'eût pas valu le prix d'un vieux meuble auquel se rattachait, dans la famille, le moindre souvenir important.
Celui qui tire de sa mémoire ces quelques lignes sur l'étrange destinée que courent parfois certains volumes, ne peut songer encore, sans un certain effroi, au coup funeste qu'il porta, bien innocemment, à coup sûr, à un honnête industriel qui l'était venu consulter sur la valeur vénale que pouvait avoir un in-folio enveloppé majestueusement, comme un objet des plus précieux, dans une toilette de damas rouge.
C'était simplement, en dépit de tout cet appareil, la Chronique de Nuremberg qu'on soumettait ainsi à son appréciation.
Pour peu que l'on soit initié aux biens petits mystères de la bibliophilie, il n'est pas permis d'ignorer que cet estimable in-folio, imprimé chez Hartmann Shedel en 1493 et orné de 400 gravures, a eu pour auteur le digne Æneas Sylvius, qui devint pape sous le nom de Pie II. Parmi les livres du quinzième siècle, c'est un livre vulgaire s'il en fut, et que l'on recherche encore pour les bois dont il est orné. La façon quasi solennelle dont il fut présenté amena une exclamation:
- Ah! vous avez là un splendide exemplaire!...
Et le rouge de se montrer aussitôt aux joues de l'heureux possesseur de l'énorme in-folio. L'illusion, hélas! ne devait pas durer. Après quelques moments d'un rapide examen, arriva l'interrogation anxieuse qui suit toujours ces sortes de perquisitions bibliographiques:
- Et vous l'estimez?...
- Il est beau, parfaitement conservé; un libraire tel que Porquet ou Techener vous renseignerait bien mieux que moi... Vous en obtiendrez aisément 100 francs... Ouvrez Brunet: on le pouvait avoir pour 85 francs il y a quelques années...
- Il ne vaut donc pas 1.000 écus? s'écria le possesseur du gros livre, en réprimant un cri douloureux.
Et je pus croire un instant que le malheureux allait être terrassé par une attaque d'apoplexie foudroyante. On l'avez payé ainsi d'une vieille créance de famille, et la dette délicate dont il m'entretint ne pouvait être discutée: il allait d'un petit héritage qu'on entrevoyait dans l'avenir (3); on ne voulait pas le compromettre.
Qu'on veuille bien accepter ce petit épisode, qui se renouvelle en mille occasions: c'est l'histoire de l'ignorance en lutte avec l'âpre amour du gain. Un grain de bon sens et quelques heures d'étude feraient briller la vérité. Il est passé en louable habitude que les recherches ardues des bibliophiles deviennent le domaine du genre humain: on demande un avis au risque de déranger celui qui le donne; on se garde bien de le suivre. La science est heureusement généreuse; c'est Dieu qui la paye, dit un proverbe persan.
Revenons au gros livre de la salle à manger, au livre-meuble qui cache parfois un trésor ignoré, qu'un hasard heureux, secondé de quelques études bibliographiques sommaires, peut faire tout à coup découvrir. Voici une petite histoire bien récente, elle remonte tout au plus au mois dernier; un vieux bibliophile de mes amis en fut le héros; ce fut lui qui, le sourire aux lèvres, m'en raconta les péripéties.
"C'était, me dit-il, chez la bonne Mme C... Le livre de la salle à manger remplissait pleinement ses fonctions: deux fers à repasser reposaient loyalement sur sa couverture; mais, pour rendre pleinement justice aux soins prudents de la maîtresse du logis, une toile ployée en quatre défendait d'une trop vive ardeur une reliure du seizième siècle, dont le précieux travail avait subi bien d'autres attaques... J'enlevai, aux dépens de mes doigts légèrement échaudés, les deux fers; j'écartai le linge quelque peu roussi, et je découvris la couverture en peau de truie, qui avait, grâce à sa solidité première, résisté à tant d'échecs. Je soulevai doucement de la chaise où il reposait d'ordinaire le vénérable volume, je la posai sur une console, je l'ouvris, et je constatai, non sans une certaine émotion, que c'était un Vascosan, le Plutarque traduit par Amyot, et imprimé splendidement, comme tout ce qui sortait des presses de cet habile typographe, en l'année 1559. On avait relié ensemble les deux tomes in-folio.
- Ah quoi! dis-je à l'excellente maîtresse de maison qui donnait gravement ses ordres pour qu'on accomplit un de ces vastes repassages qui, en province, suivent les lessives à l'ancienne, mode qu'on ne connaît plus guère à Paris; quoi, chère dame, vous laissez traiter de cette façon un tel livre!...
- Qu'y voyez-vous d'extraordinaire? me fut-il répondu, sans humeur, à coup sûr, mais non sans quelque surprise. Ce gros livre, sur lequel s'assoient les enfants, il n'a jamais servi qu'à cela, et nous l'avons toujours vu sur ces chaises... Le père défendit seulement parfois qu'on le mit sur le poêle.
- Mais il vaut mieux à lui seul, que tout le mobilier de votre salon.
- Ah! mon Dieu! que dites-vous là? le gros Paul qui a écrit hier, en bâtarde, les deux premières lignes de son compliment pour le jour de fête de son père, et cela sur les marges du frontispice. Je voulus l'en empêcher, mais il était déjà trop tard. Il est si commode, ce gros livre! mais puisque vous dites qu'il en vaut la peine, on l'enlèvera des mains des infidèles; on le montera dans la chambre verte, tout auprès de l'ancien cabinet du grand-père, l'endroit obscur qu'il appelait parfois sa bibliothèque.
On ne m'en dit rien d'abord, mais je sus un peu plus tard que mon avis avait fructifié. Le gros livre de la salle à manger avait disparu; je cessai même de l'entrevoir dans d'autres portions du modeste logis; mais j'appris, à la suite d'un de ces moments d'épanchement, résultat naturel d'une vieille amitié, qu'on en avait obtenu une somme très-ronde en le confiant aux enchères d'une vente dirigée par le zélé Adolphe Labitte, l'habile dresseur du catalogue de Firmin Didot; et que, sans les deux lignes de bâtarde tracées d'une main si ferme par le gros Paul, le beau livre en question, qui n'était plus déjà le gros livre, eût monté infiniment plus haut.
Il arriva, après cet heureux épisode bibliographique, ce qui arrive immanquablement dans mainte occasion analogue: on descendit successivement de la chambre verte ce que le grand-père avait rassemble d'in-folio à la fin du dernier siècle, après l'abolition des couvents. Soigneusement époussetés depuis le jour où avait eu lieu notre conversation, regardés même avec un saint respect par la maîtresse du logis, qui voyait dans leur entassement des piles d'écus à répartir un jour entre ses enfants, ces vrais bouquins furent soumis l'un après l'autre, avec anxiété, à la modeste appréciation de celui qu'on appelait dans la famille le vieil amateur. Mais, il faut le dire, je ne trouvai plus parmi eux un seul Vascosan. Je dois ajouter qu'après examen des in-folio vint celui des petits formats. Ces bonnes gens furent bien surpris, un jour, qu'un petit Elzevier in-douze, couvert en parchemin, eût fait jeter un cri de surprise à celui qu'ils regardaient presque comme l'arbitre de leur destinée future. Il fut vendu 2.000 francs au savant M. Motteley, et périt, hélas! dans l'incendie du Louvre, avec tous les trésors qu'avait léguées si libéralement au pays ce docte bibliophile. (4)"
(1) Manuzio Aldo, surnommé Alde l'Ancien, mourut à Venise en 1515.
(2) Le nom de cet illustre brugeois apparaît pour la première fois en 1460, et l'on sait que ce très-docte imprimeur mourut en 1484. Il eut pour protecteur la célèbre la Gruthuse. Son monogramme gravé sur bois, et placé fréquemment à la fin de ses éditions, est composé, suivant l'abbé de Saint-Léger, d'un C ou croissant renversé qui indique l'initiale du nom de Colard, et surmonté d'un M gothique (Mansion).
(3) Tous les jours, répétons-le, de petits événements de ce genre ont lieu, et une foule de personnes ignorantes sont victimes de leur cupidité et surtout de bien insignifiantes apparences. Presque toujours le vieux livre dont on attend un accroissement subit de fortune est un épais volume dont le mérite consiste dans une reliure en bois vermoulu, orné parfois de fermoirs en cuivre ciselé. Les in-folio maroquin rouge, égratignés plus ou moins, et portant des écussons dorés, des ex-libris furtivement effacés, obtiennent en ce genre de merveilleux succès. Que de belles conversations touchant des occasions manquées se renouvellent sur ce point chez les concierges et chez les marchands de bric-à-brac! on en dresserait, si on voulait, un complément à toutes les Bibliographies. Tel qui n'a jamais vu de sa vie un incunable déclare qu'il aurait pu avoir pour cent sous la Bible de 1462. Tel autre, qui a vaguement entendu parler du Décameron de Boccace imprimé chez Valdarfer en 1471, et acheté jadis à la vente de la bibliothèque Roxburghe 56.000 francs, affirme en avoir tenu entre ses mains un tout pareil dans un vieux château dont le nom échappe à la mémoire, mais que s'il le voulait bien il finirait par retrouver.
(4) Le nom de ce généreux donateur est resté beaucoup trop ignoré. Charles Motteley, mort en 1871, avait d'abord donné tous ses soins à une collection d'Elzeviers, dont il avait dressé lui-même les précieux catalogues, fort recherchés encore aujourd'hui. Plus tard ses investigations se portèrent sur d'autres livres anciens; il posséda même de précieux manuscrits, et voulut que tous les résultats de ses travaux appartinssent à la France. On trouve sur cet homme remarquable de précieux renseignements dans le Bulletin du bibliophile, publié par Techener (trente-deuxième année), Janvier-Février 1872.
Magasin pittoresque, 1879.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire