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samedi 2 août 2014

Des femmes qui ne parlent pas.

Des femmes qui ne parlent pas.

Mon Dimanche a raconté comment les Anglais au moyen âge s'y prenaient pour imposer silence à leurs compagnes: en leur appliquant une véritable muselière, l'horrible Bride de la Mégère; si étonnant que cela puisse paraître, il est des femmes qui d'elles-mêmes s'imposent le silence et renoncent au plaisir du bavardage si cher aux dames... et aux messieurs.

On admet communément que les femmes parlent trop. C'est une opinion, l'opinion des hommes. Mais s'il est difficile d'obvier à cette intempérance de langage, il est encore plus difficile de les faire parler si elles ne le veulent pas.
D'ordinaire, quand une femme a fait silence pendant une demi-journée, elle est à bout de résistance. Et son entourage reçoit toute une bordée de petites phrases qui se hâtent comme des écolières en retard.
On connait, cependant, des femmes superbement silencieuses, des femmes qui n'ont pas parlé depuis des années. Ce sont des êtres d'une volonté vraiment admirable. Ces héroïnes ont dompté leur langue!
La plus célèbre des femmes qui ne disent mot est une Américaine: Lucrèce Hillman, de Jacobstown (New-Jersey).
Cette dame, depuis quatorze ans, n'a ni grondé les domestiques, ni taquiné son mari. Elle n'a pas d'enfants. Sans doute n'eût-elle pas résisté à la douceur de dire: darling (mignons) aux petits diables empressés autour de sa jupe!
Donc, depuis quatorze ans, Lucrèce est muette... muette pour punir son mari. Le malheureux a beaucoup contribué à faire voter une loi qui retire aux femmes de Jacobstown certains droits politiques. Les citoyennes de Jacobstown délaissaient un peu trop la maison pour s'entretenir au Ladie's club (cercle de dames) de question sociales. Et les hommes finirent pas se lasser de la mauvaise cuisine qui leur était imposée.
Depuis, Lucrèce a fait le serment de se taire. Elle ne parlera que le jour où l'on rendra justice aux malheureuses femmes opprimées. De fait, la malheureuse subit un esclavage volontaire, mais terrible.
Elle avait réussi, après le vote de la loi anti-féministe, à enrôler une centaine de femmes mariées dans sa ligue: la ligue du silence. mais les adhérentes lâchèrent pied, ou plutôt lâchèrent langue. L'une tint bon, un mois durant. L'autre fut muette quinze jours de suite. Mais la plupart retrouvèrent la parole après quelques heures de morne et torturante bouderie. Les bons soins des maris... ou les coups... mirent à la raison toutes ces ligueuses. Seule, Lucrèce demeura silencieuse, intraitable, méprisant aussi bien les tâches citoyennes que les citoyens mâles, autoritaires, despotes.

Muette par désespoir.

En France, quand les femmes ne veulent plus parler, ce n'est pas affaire de politique, mais de sentiment.
Dans un petit village situé près de Lyon, une paysanne, déjà âgée, vécut dix ans sans prononcer une syllabe. Son mari lui avait reproché, un jour, de se trop dépenser en commérages. Bonne ménagère, rude travailleuse, elle jura solennellement de se taire jusqu'à sa mort. Son "homme", dépité, repentant, eut beau lui faire des excuses publiques, la vieille ne changea pas de sentiment. Elle subit son horrible supplice avec un acharnement stupide. Et, comme disent les paysans, "quand on lui apporta le bon Dieu" (les derniers sacrements), elle se tourna vers la ruelle pour ne pas avoir la tentation de répondre à son curé. Seule, la mort pouvait délivrer cette victime du silence terrestre en lui offrant le repos de l'éternel silence.
En Normandie, ce fut encore une villageoise qui étonna le monde par sa renonciation aux joies du bavardage.
Riche fermière, haute en couleurs, bruyante et gaie, Jeanne C... dirigeait choses et gens de son petit royaume campagnard avec quelque vivacité. Elle supportait mal les servantes "répondeuses", et les "gars" lui témoignaient une respectueuse admiration, tant elle épargnait peu son mari et ses fils coupables de quelque infraction aux ordre de la "patronne".
Cette maîtresse femme accusa, un jour, son fils aîné de "manger son bien" au cabaret, et de ne pas s'adonner, comme par le passé, au travail commun. Le garçon, qui avait vingt-cinq ans, jugea ces reproches immérités. Il déclara, devant tous les domestiques attablés, que sa mère devenait par trop autoritaire et injuste.
- Tais-toi, fainéant! cria la fermière.
- Vous n'oublierez pas, mère, l'injure que vous me faites aujourd'hui! dit le jeune homme, en repoussant avec furie son couvert, je saurai bien manger d'autre pain que le votre!
Et il quitta la maison paternelle, emportant sur son épaule, à l'extrémité d'un bâton, le baluchon des émigrants. Huit jours durant Jeanne C... pleura la disparition de son garçon.
- Il est de mon sang, dit-elle. Je sais bien qu'il demeurera longtemps loin de nous. Mais puisqu'il nous a quitté pour un reproche que je lui ai sottement adressé, je fais le serment de ne plus prononcer une parole, tant qu'il n'aura pas pardonné à sa pauvre maman.
Et la Normande bruyante, bavarde, autoritaire, devint de ce jour une pauvre femme aussi effacée, aussi inutile qu'une nonne au cloître. Prières des siens, conseils des médecins et des prêtres ne parvinrent pas à fléchir la condamnée. Elle souffrit beaucoup, s'enfermant dans les étables ou dans les granges, comme une bête blessée. Elle cria sa peine dans la solitude, mais n'adressa pas la parole à ceux qui tentaient de la consoler.
Son supplice dura six longues années.
Un matin, la porte de sa chambre s'ouvrit brusquement. Elle était au lit, mourante, n'espérant plus rien de la vie. Elle se souleva de son chevet, regarda qui venait à elle. Puis elle cria:
- Ah! mon garçon! c'est toi! c'est toi!



C'était la première fois que, depuis six ans, Jeanne C... parlait à haute voix!
Et le gars, revenu, embrassa la pauvre maman qui s'était punie si durement, la maman aux cheveux gris, la pauvre petite vieille qu'était devenue la belle fermière haute en couleurs, trop puissante en vitalité.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 17 mai 1903.

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